La Vie ou la survie ?
Le 28 septembre 2013, j’étais convié à la Foire bio de Muzillac (56) pour prononcer une conférence intitulée (sur la suggestion des organisateurs) : "L’expertise en question, la manipulation des firmes pharmaceutiques".
Après avoir rappelé que la focalisation récente de la critique sur l’expertise - et sur l’expertise seulement - contribuait à dissimuler que celle-ci n’était qu’une petite partie d’un problème politique bien plus profond, grave et général, j’ai proposé qu’avant de dénoncer les conflits d’intérêts des autres, chacun balaye devant sa propre porte. Revenant pour finir sur la criminalité médico-pharmaceutique, j’en suis venu à l’idée (déjà introduite dans un précédent ouvrage) que les médecines "douces/ alternatives/ parallèles/ holistiques" n’étaient pas une solution et que ceux qui s’en font les promoteurs plus ou moins hypocondriaques jouaient surtout les avant-courriers [1] d’un ordre sanitaire effrayant qui déplace le souci métaphysique de la Vie vers une simple inquiétude consumériste de survie.
D’où la conclusion qui suit.
Une première bonne question pourrait donc être de comprendre quelle force apparemment irrépressible pousse désormais tant de gens à privilégier leur intérêt personnel sur le court terme relativement à l’intérêt collectif sur le long terme. La réponse passe par l’effondrement des valeurs au profit d’un individu sans autre limite que sa voracité consumériste. Narcisse contemporain est incapable d’imaginer qu’il puisse y avoir des choses plus précieuses que LUI parce qu’elles ont existé avant lui, et qu’elles doivent persister après lui. Narcisse contemporain est certainement encore capable de dévouement à l’endroit d’une « cause » – une association, par exemple... – pour autant qu’elle lui rapporte tous les bénéfices secondaires d’une reconnaissance personnelle sinon inespérée. Mais Narcisse contemporain est incapable de comprendre qu’il puisse dépenser un minimum de la minuscule libido qui lui reste à défendre quelque chose dont il n’aurait aucun avantage personnel à tirer : Narcisse contemporain est incapable de désintéressement…
Narcisse contemporain ne voit plus à l’horizon que son petit nombril, il est incapable de se représenter comme humble maillon d’une immense chaîne qui commençait bien avant lui, finira bien après lui et dans laquelle la mort individuelle s’inscrit comme une évidence – passerait-elle par la maladie. Narcisse contemporain est incapable de comprendre que, naguère encore, l’horizon de ses ancêtres dépassait absolument les limites forcément étriquées d’une simple existence individuelle, qu’il atteignait à un souci d’immortalité pour soi et, par-delà, d’éternité pour le monde. Maçon ou tailleur de pierres, l’aïeul se contentait à l’idée que les générations futures retrouveraient ses initiales gravées sur les édifices inébranlables qu’il avait bâtis ; coutelier ou forgeron, il mettait son point d’honneur à espérer que viendrait un jour où les descendants de son client transmettraient son œuvre à leurs propres fils en la leur présentant comme un inaltérable trésor ; ouvrier agricole, il souriait à l’idée que, dans plusieurs générations encore, on se souviendrait de l’efficacité olympienne avec laquelle il maniait la faux même par la plus écrasante chaleur ; érudit, il se plaisait à penser que, dans les siècles futurs, quelques semblables viendraient faire leur miel du travail de toute une vie qu’il aurait réuni sous une modeste reliure ; quidam, il s’appliquait à élever sa progéniture non comme des enfants-rois dont il aurait été le Père Noël, mais pour en faire – coûte que coûte – des citoyens pétris de compétences réelles et de valeurs qu’il croyait transcendantes.
Et quand, cessant de penser à lui de cette façon, il regardait le monde autour de lui, il se sentait dérisoire par comparaison – évidemment indigne d’en perturber le fonctionnement par son action personnelle : il lui importait plus que tout que la terre reste féconde et belle, que les forêts restent majestueuses, et que l’eau reste pure – tandis que l’idée ne l’aurait même pas traversé qu’il puisse ne plus y avoir assez de place dans la mer pour les poissons.
Par contraste avec ce souci naturel d’éternité, Narcisse contemporain n’a plus d’autre motivation que la survie coûte que coûte de son corps de plus en plus débile et la poursuite jusqu’à l’insupportable de sa misérable existence : radicalement ignorant de tout comme de l’essentiel, incapable de subordonner son cher moi à quelque cause plus impersonnelle, il est prêt à toutes les escroqueries pour maximiser ses bénéfices à seule fin de satisfaire ses impulsions de consommation les plus incongrues, tandis que l’équilibre de la pêche mondiale ne l’intéresse plus que comme paramètre d’ajustement de son cholestérol [2]. Dès lors, n’importe quelle médecine – qu’elle soit alternative ou académique – sera toujours la bienvenue pour apaiser une peur de la mort d’autant plus paradoxale, en vérité, que celle-ci ne fera jamais que mettre fin à une vie dépourvue du moindre intérêt et, plus encore, de la moindre valeur poétique ou morale.
[1] Un exemple aussi démonstratif que récent (15/11/13) est fourni par le dernier commentaire laissé par un lecteur sur la page Amazon consacrée à mon dernier livre. Après avoir stigmatisé mon style "très lourd et très abrupt", mon critique poursuit que, ce nonobstant, "ce livre devrait être lu par toutes les femmes et les jeunes filles qui ont trop facilement tendance à faire une confiance aveugle à la médecine institutionnelle (officielle, allopathique, pasteurienne). D’autres types de médecines - les médecines douces - offrent des traitements tout aussi efficaces, voire davantage, sans pour autant soumettre le corps des femmes à ce qui peut ressembler parfois à certaines formes de torture". La question centrale (rappelée dès la 4e de couverture) d’où est sorti cet ouvrage "assez maladroit" lui a totalement échappé : pourquoi les femmes sont-elles présumées à ce point malades (et à ce titre justiciables de "traitements", qu’ils soient "institutionnels" ou qu’ils ressortissent aux "médecines douces") ? De la même façon, j’ai régulièrement des questions manifestement angoissées de lectrices qui m’interrogent sur les alternatives au fatum de la mammographie, sans jamais apercevoir, apparemment, que l’essentiel de ma critique porte sur une question antérieure aux modalités d’exploration mammaire, à savoir : à la suite de quel tsunami anthropologique le sein est-il passé d’un statut quasi éternel d’objet de séduction à celui de simple organe pré-cancéreux ?
[2] J’habite dans un quartier avec une petite retenue d’eau où des canards viennent s’installer apparemment spontanément. Tous les ans - et cette année, en particulier, qui semble avoir été inhabituellement féconde -, l’endroit devient un lieu de pèlerinage après la naissance des canetons : le lieu des enfants fascinés pour découvrir la Vie en actes (jusque dans sa brutalité, à partir du moment où il faut leur expliquer pourquoi il y a moins de bébés aujourd’hui qu’hier)... Quelque temps après avoir posté le présent article, il m’a été donné d’entendre un de ces "nouveaux pères" - apparemment assez autosatisfait pour pérorer à l’usage de tout le voisinage - entraîner ses enfants en claironnant que le premier qui réussirait à attraper un canard aurait le droit de manger du pâté de canard : il est difficile d’imaginer illustration plus saisissante de l’Autorité paternelle au service de l’oralité consumériste...
Marc Girard
Articles de cet auteur
- P.C. Gøtzsche - La panique générale autour du coronavirus n’est pas justifiée (traduction)
- Les perles du coronavirus, du confinement, et (toujours) de la presse
- La CGT appelle à manifester contre la maladie de Lyme…
- Auditer les experts
- Élargissement des obligations vaccinales : mystérieuse épidémie chez les lanceurs d’alerte
- [...]
fr Documents en français Lectures pour tous Médicalisation ?