Des conflits d’intérêts à la corruption : la transparence au service du camouflage
Sous le titre général "A propos de la systématisation des essais cliniques et du projet de Loi sur l’euthanasie", l’Unité d’oncologie pédiatrique de l’hôpital de Garches (Dr Nicole Delépine) et l’association AMETIST organisaient un séminaire qui s’est tenu le 15/06/13 à l’Hôtel des Invalides et dont le programme est donné en pièce jointe.
Les organisateurs m’avaient invité à ouvrir le feu : on trouvera ci-après le texte de mon intervention.
C’est d’abord un plaisir que d’être ici l’invité de Nicole Delépine et de ses amis, assorti de la lourde responsabilité consistant à inaugurer la série des exposés qui vont être présentés au cours de ce séminaire. Responsabilité d’autant plus lourde que je ne suis moi-même ni clinicien, ni cancérologue, ni très informé des dynamiques administratives qui régentent la vie hospitalière, et que, d’autre part, j’ai si souvent parlé – d’ailleurs en vain – des conflits d’intérêts que je ne suis pas certain d’avoir encore quelque chose d’original à dire. Essayons quand même…
Alors que, comme je l’ai narré ailleurs, l’on se heurtait, voici encore très peu de temps, à un mur d’incompréhension dès que l’on évoquait le conflit d’intérêts, cette problématique, mise à toutes les sauces, s’est depuis peu trouvée invoquée de façon quasi réflexe à chaque dysfonctionnement du système, qu’il s’agisse de médecine, d’environnement, d’économie, de politique, etc. Mais l’excès d’élasticité dans la définition du concept est aussi pernicieux que la cécité antérieure relativement à sa réalité : à force d’en voir partout et, plus encore, de tout ramener à ça, on ne gagne pas en compréhension des vrais problèmes qui gangrènent notre vie sociale, et on gagne encore moins en moralisation puisque tout individu mis en cause n’aura qu’à se baisser pour dénoncer pire que lui.
Si j’essaie donc d’avancer en compréhension – plus qu’en dénonciation – du thème qui nous est proposé par les organisateurs de ce séminaire, il me semble apercevoir deux axes de réflexion :
- essais cliniques : qu’est-ce qui peut parasiter le processus d’évaluation objective dans la problématique relativement simple – en principe sinon en pratique – de savoir si, pour un patient donné, certaines prises en charge permettent de le guérir ou de l’améliorer sans risque iatrogène disproportionné et à un coût économique acceptable [1] ?
- euthanasie : outre ses inconvénients iatrogènes et économiques, le parasitage de l’évaluation sanitaire n’est-il pas susceptible de générer des problèmes éthiques de la plus extrême portée ?
Avant d’aller plus avant, précisons que la gravité des problèmes tels que rencontrés actuellement dans le domaine de la santé ne doit pas nous inciter à idéaliser le passé. L’un de mes premiers articles internationaux [2] – d’ailleurs publié dans l’indifférence générale, comme la plupart des autres… – était consacré à la brutalité inhérente à la relation thérapeutique. J’ai gardé, d’autre part, un vif souvenir de mon premier stage hospitalier, en Service de radiothérapie à Necker, avec entre autres ce spectacle du patron, sitôt entré dans la chambre d’un malade, commençant à pérorer sur « le cas » devant toute sa cour d’internes et d’externes avant que sa surveillante ne l’interrompe – une fois n’était pas coutume – pour lui faire remarquer que le patient venait de mourir : d’où j’ai tiré un principe simple de savoir-vivre médical qu’en entrant dans la chambre d’un patient, c’était quand même plus sympa de commencer par lui dire bonjour et par lui demander comment il allait…
Malgré cette conscience que nous devons donc garder d’un passé qui n’a pas été systématiquement glorieux (que ce soit sur le plan de l’évaluation technico-scientifique ou de l’humanité), c’est le perçu d’une nette dégradation qui nous réunit aujourd’hui. Par rapport aux déviances dont on peut retrouver les traces à tout moment dans l’histoire de la médecine, ce qui semble avoir changé c’est la systématisation de cette déviance associée à une implacable inversion des valeurs.
Il nous faut donc examiner ce qui a pu changer – et si rapidement – dans notre environnement professionnel, social, politique et moral pour rendre compte d’un effondrement aussi spectaculaire. Dans les contraintes du temps qui m’est imparti, je ne viserai pas l’exhaustivité, mais chercherai plutôt à me concentrer sur ce qui me paraît le plus régulièrement méconnu, en dépit de l’hystérie désormais fort rentable médiatiquement qui voit du conflit d’intérêts partout, mais sans nous proposer la moindre clé pour sortir d’une spirale dont l’accélération vient d’être tragiquement illustrée par l’effrayante arrogance d’un Cahuzac soutenant urbi et orbi et sans le moindre frémissement de pudeur que si documentablement corrompu fût-il, il y avait bien pire que lui : arrogance d’autant plus terrifiante que, malgré son indécence accablante, l’argument tétanise manifestement tous ses collègues… Pour ma part, quoique naturellement centré sur les questions médicales et sanitaires, je tâcherai d’ajuster mon analyse à la grille que j’ai autrefois introduite comme celle des « invariants des scandales contemporains » que, mutatis mutandis, on retrouve à peu près dans tous les secteurs professionnels de la vie actuelle ; je me permets également de renvoyer l’auditeur intéressé à mes précédents écrits sur le sujet, que ce soit dans mes livres ou dans les articles en ligne sur mon site.
Quelques mots, d’abord, sur les fausses causes des véritables scandales dont nous parlons. Quoique j’en comprenne parfaitement les dénonciations – à commencer par celles de mes hôtes –, je ne tiens pas du tout pour intrinsèquement pernicieux les essais cliniques quand ils sont rigoureusement mis en oeuvre, ni l’evidence-based medicine (EBM) lorsqu’elle est cultivée dans un authentique esprit scientifique. S’il y a débat là-dessus, nous pourrons y revenir dans nos discussions, mais le meilleur outil du monde peut causer des nuisances considérables quand on en use à mauvais escient ou, pire encore, quand on le pervertit délibérément. Il y a ainsi des façons parfaitement bien rôdées pour mettre la méthodologie des essais cliniques au service de vos intérêts bien compris [3] : utiliser le comparateur à posologie insuffisante si vous voulez montrer une plus grande efficacité de votre nouveau médicament, choisir au contraire une posologie excessive du comparateur si vous voulez que votre « innovation » ait un avantage de tolérance, etc. Quant aux méta-analyses, le temps me manque pour vous expliquer comment on peut faire de cette technique un parfait baise-couillons. Pour tout dire, je ne tiens même pas pour authentiquement problématique l’esprit de lucre de l’industrie pharmaceutique, car dans une société capitaliste, tout le monde – à commencer par vous et moi – cherche à gagner de l’argent : ce qui fait le plus cruellement défaut aujourd’hui, ce n’est pas un esprit franciscain de pauvreté qui n’a jamais vraiment fait partie des valeurs cultivées dans le monde de l’entreprise, c’est le dysfonctionnement de tous les verrous de sécurité : les agences de réglementation, l’assurance maladie, les mutuelles, mais aussi et surtout les professionnels de santé…
La première tendance lourde sur laquelle je voudrais insister, c’est la privatisation de l’État. Il n’y a aujourd’hui que les naïfs, les imbéciles ou les pervers pour se targuer d’avoir mis au pas la visite médicale, la triste réalité étant tout simplement que l’industrie pharmaceutique n’en a plus besoin : certes, elle en use encore, mais elle a trouvé des relais infiniment plus efficaces. Par contraste avec l’ancienne campagne universelle de vaccination contre l’hépatite B – qui a marqué le rodage du système – regardez aujourd’hui qui fait la promotion des préventions les plus incongrues (contre des pandémies imaginaires) ou des dépistages les plus scabreux : le ministre de la santé soi-même, le directeur de la DGS, les différentes agences d’État (l’INCa…), l’assurance maladie [4] ou même les mutuelles – pour ne point parler des trop zélés relais assurés par nos confrères !... Autre exemple de privatisation : les médias sont restés étrangement silencieux sur une affaire médico-juridique proprement renversante qui a débouché récemment sur un épilogue exceptionnellement heureux, à savoir la condamnation par la Cour européenne des Droits de l’homme de l’État français [5], lequel avait, sur demande d’un major de l’industrie pharmaceutique mondiale, condamné au pénal un ancien bâtonnier du Val d’Oise dont le crime consistait à avoir publiquement dénoncé la maltraitance dont je faisais l’objet dans le cadre des mandats publics qui m’avaient été confiés par la Justice (je rappelle au passage que pour un avocat, une condamnation pénale vaut pour une épée de Damoclès sur son droit de poursuivre sa profession – une sorte de « à bon entendeur, salut »). Or, ce qu’il y a de vertigineux dans cette histoire sordide c’est que, en dépit de la relative notoriété du professionnel mis en cause – bâtonnier, membre respecté du Conseil national des Barreaux – et malgré la nette tendance de la justice à laisser pourrir les choses sur des décennies dès qu’il s’agit de santé publique, on a vu à cette occasion le système entier s’emballer, avec une instruction menée – évidemment par un magistrat « indépendant » – au pas de charge, un réquisitoire express du Parquet, une condamnation de première instance prononcée dans des délais records, puis confirmée en appel avec une célérité sans pareille, le tout couronné par un arrêt de Cassation obtenu de mémoire en trois mois – du jamais vu là encore. Bref et pour tout dire : une collusion unanime de toutes les instances judiciaires françaises, incluant les plus hautes, pour satisfaire une demande de Big Pharma dont la décision ultérieure de la Cour de Strasbourg dit assez le manque de fondement. Bref et pour tout dire : une effrayante dynamique de servilité judiciaire absolue à l’égard des lobbies financiers. Pas rassurant, tout ça…
Un seul exemple d’une autre tendance lourde (d’ailleurs parfaitement mise en lumière par Nicole dans son dernier livre [6]) : dans toute profession, et dans les nôtres en particulier, il y a toujours eu des incompétents, mais ce qui a changé aujourd’hui, c’est que l’on est purement et brutalement viré si l’on n’a pas donné – et régulièrement (accréditation oblige…) – toutes les preuves de son incompétence. Il nous faut donc évoquer l’actuelle promotion de l’incompétence et, plus encore, l’exclusion des déviants – sans qu’il soit facile de préciser laquelle conditionne l’autre.
- La promotion de l’incompétence dans nos professions doit être replacée dans le contexte bien plus global et ancien d’une destruction programmée de l’enseignement, laquelle a commencé dans les années 1960 avec la préconisation généralisée de la « méthode » de lecture globale associée à la théorie des « math modernes » – lesquelles rendent compte d’une progression nette de l’illettrisme combinée à une stérilisation de l’intelligence arithmétique et, plus encore, logique chez nombre de contemporains ; le mouvement d’enseignement de l’ignorance s’étant ensuite poursuivi et aggravé via quelques réformes structurales du « mammouth » et par le coup de force idéologique des "nouveaux pédagogues" dont est notamment sortie la triste époque des IUFM. En pratique et à un niveau basique, les résultats de ce saccage se traduisent notamment par la fréquence des « scientifiques » qui ne savent simplement plus faire une règle de trois, par ceux qui ne connaissent plus la fonction de la virgule décimale, par l’incapacité où se trouvent de plus en plus de gens à s’approprier rapidement un certain nombre des sources diversifiées (qui n’est certainement pas compatible avec les exigences de l’EBM), pour ne point parler de leur impuissance manifeste à saisir les moindres subtilités d’un discours, voire d’en pointer avec un minimum de sûreté les contradictions même les plus patentes : quand on ne connaît pas les règles de la ponctuation, de la concordance des temps ou de l’accord participial, quand on ne reconnaît ni la métaphore, ni l’ironie, ni le sous-entendu, on est facilement enclin aux contresens, de telle sorte que dans leur robuste évidence pour enfants de 5 ans, les « Belles Histoires » de la promotion pharmaceutique ont plus que jamais de beaux jours devant eux.
- Quant à l’exclusion des déviants, elle a désormais bien d’autres modes opératoires qu’une assurance qualité placée sous le contrôle de bouffons ou que des références opposables quoique caviardées et qu’on a peu d’espoir d’aller contester devant le Conseil d’État [7] : aujourd’hui et, par exemple, grâce à l’art. L.111-7 du Code de la construction et de l’habitation portant sur l’accessibilité des établissements recevant du public (ERP), on peut fermer le cabinet d’un toubib qui aura reculé devant la dépense d’un plan incliné, voire d’un ascenseur pour accueillir les deux hémiplégiques de sa clientèle, alors qu’il suffit de regarder dans les salles d’attente pour constater que, même à l’hôpital, la pratique d’installer un lavabo à la sortie des WC n’est toujours pas entrée dans les mœurs – pour ne point parler de l’exigence incongrue qu’un tel lavabo soit élémentairement propre, équipé d’un dispositif même simple pour se savonner au moins vaguement les mains, ainsi que d’un outil de séchage qui ne vous accule pas à préférer votre chemise pour vous les essuyer [8].
Dans mon inventaire malheureusement trop sélectif des invariants des scandales contemporains, je terminerai sur les techniques modernes de propagande, qui consistent à instrumentaliser des instances d’apparence neutre pour crédibiliser et véhiculer – évidemment avec l’aide intéressée des médias – des messages qui sont tout sauf neutres. C’est ici une fois de plus l’occasion de dénoncer nombre d’associations qui, dans les dérives actuelles de la victimisation, se contentent d’une « reconnaissance » purement formelle mais narcissiquement flatteuse, pour gober et amplifier à peu près n’importe quelle ânerie : j’ai déjà eu l’occasion de ridiculiser les promoteurs de Requip dans le traitement du « syndrome des jambes sans repos » soudainement apparu dans le paysage clinique à l’instigation des « chercheurs » de l’industrie pharmaceutique, en lieu et place des bonnes vieilles « jambes lourdes » qui se contentaient de veinotoniques pas nécessairement moins efficaces quoique indubitablement moins risqués et moins chers. Que dire encore et ces jours-ci des victimes vaccinales qui, sous le prétexte surdébile de la « myofasciite à macrophages », en sont à faire la grève de la faim pour promouvoir… les vaccins ( !) sous la réserve imbécile qu’ils soient dépourvus d’aluminium (éventuellement remplacé par un autre adjuvant dont la seule supériorité sur le précédent sera d’avoir été moins étudié…). Lorsqu’on entend, encore, un président du CISS (Collectif Interassociatif sur la Santé) se présenter avec infatuation comme « le représentant des patients » alors qu’en l’absence de tout processus démocratique, il ne doit sa place qu’à l’entrecroisement douteux de sa position dans l’une des associations les plus maquées avec l’industrie pharmaceutique et de la connivence coupable des autorités sanitaires pour, justement, les pantins de Big Pharma, on se dit qu’il y a quelque chose de pourri au royaume des associations [9].
S’il apparaît ainsi que les gens et les institutions ne remplissent plus les rôles qui leur sont naturellement destinés dans une culture donnée – améliorer les malades pour les médecins, transmettre un authentique savoir pour les enseignants, connaître et faire respecter l’esprit de la loi pour les agences, informer et défendre les gens pour les associations [10] – c’est forcément parce que leur intérêt prédominant est ailleurs. En ce sens, la notion de « conflit d’intérêts » perd tout pouvoir explicatif, a fortiori toute force discriminante ; à ce compte, le commerçant qui falsifie les étiquettes a des conflits d’intérêts, ainsi que le banquier indélicat ou le garagiste peu scrupuleux, pour ne rien dire du maquereau ou du violeur : car chez un bandit ou un criminel, il y a toujours conflit entre son intérêt pourtant évident de ne pas aller en prison et celui de bafouer la loi. Dès lors, à s’enferrer ainsi sur une vue trop primaire du conflit d’intérêts, on va vite retomber sur la vieille distinction freudienne entre épreuve de réalité et principe de plaisir…
Une première bonne question pourrait donc être de comprendre quelle force apparemment irrépressible pousse désormais tant de gens à privilégier leur intérêt personnel sur le court terme relativement à l’intérêt collectif sur le long terme. La réponse s’enrichit de la réflexion de Christopher Lasch relative à La culture du narcissisme. Narcisse contemporain ne voit plus à l’horizon que son petit nombril, il est incapable de se représenter comme humble maillon d’une immense chaîne qui commençait bien avant lui, finira bien après lui et dans laquelle la mort individuelle s’inscrit comme une évidence. Narcisse contemporain est incapable d’imaginer qu’il puisse y avoir des choses plus précieuses que LUI, qui auraient existé avant lui et qui devraient persister après lui. Narcisse contemporain est certainement encore capable de dévouement à l’endroit d’une « cause » – une association, par exemple... – qui lui rapportera tous les bénéfices secondaires d’une reconnaissance personnelle sinon inespérée. Mais Narcisse contemporain est incapable de comprendre qu’il puisse dépenser un minimum de la libido minimale qui lui reste à défendre quelque chose dont il n’aurait aucun avantage personnel à tirer : Narcisse contemporain est incapable de désintéressement…
Une deuxième question – parmi bien d’autres dont je vous ai averti que je n’entendais pas toutes les résoudre – c’est de se demander pourquoi les conflits d’intérêts occupent désormais tant d’espace dans nos spécialités médicales. Certes, le primat de la confiance est essentiel quand on remet son corps et sa santé à un supposé sachant ; mais comme ce supposé sachant a prétendu, depuis longtemps, s’abriter derrière « la Loi de la science », la nécessaire confiance inhérente au contrat de soins s’est doublée de la confiance dont j’ai soutenu ailleurs qu’elle conditionnait « la science » et sa crédibilité.
Pour apprivoiser la notion de conflit d’intérêts, on a admis – sans doute à juste raison – qu’il n’était pas fautif en soi. Mais l’analyse bute toujours sur le moment du passage. Une fois admis que le conflit d’intérêts n’est pas fautif en soi, mais que le moment du passage implique, sous une forme ou une autre, une fraude ou une falsification, il devrait suffire d’objectiver cette fraude ou cette falsification, le conflit d’intérêts n’apparaissant rétrospectivement que comme le mobile de la faute. Or, ce qui se passe actuellement fonctionne exactement à l’inverse : la dénonciation a priori des conflits d’intérêts envahit l’horizon d’attente, alors que l’inventaire de leurs effets dommageables reste extrêmement pauvre.
Nous sommes ainsi arrivés aux antipodes de ce qui a été la caractérisation la plus évidente de l’activité "scientifique", à savoir l’esprit de vérification : notre obsession actuelle pour les conflits d’intérêts vaut pour la recherche d’un marqueur de substitution de scientificité qui s’avère d’autant plus désespérée qu’à l’évidence, notre activité n’a plus rien à voir avec la science. Désormais incapables de vérifier les données supposées alimenter notre savoir et nos comportements professionnels, nous nous rassurons avec les moyens du bord en prétendant contrôler fébrilement que les producteurs de ces données n’ont pas l’air trop malhonnêtes…
Qu’y faire ? Les médecins n’ont jamais joué franc-jeu avec « la Science » : référence incontournable quand elle les conforte dans leur pouvoir, « la Science » ne devient qu’un accessoire quand elle justifie leurs décisions subjectives – je n’ose pas dire : impulsives – au motif présumé de l’intérêt du patient considéré dans sa singularité. Et l’expérience du litige médico-légal ne fait que renforcer la perception de cette schizophrénie : les experts judiciaires n’ayant à la bouche que « la conformité aux données de la Science » lorsqu’il s’agit de valider un comportement contestable, mais proclamant sans complexe que « la médecine n’est pas une science exacte » dès qu’il s’agit de desserrer l’étau des preuves en cas de faute indubitable.
La solution ? Peut-être en revenir à celui qu’à tort ou à raison, notre tradition médicale tient pour notre Maître en matière d’éthique. Car après tout, le « d’abord ne pas nuire » n’est-il pas une exigence de respect absolu à l’endroit de l’Autre sous-tendue par une culture de l’humilité ?
À cet égard et tous comptes faits : l’allégation de scientificité dont se rengorgent les médecins est-elle compatible avec le serment d’Hippocrate ?
[1] Sachant que malgré son vague apparent, la notion de coût économique « acceptable » a quand même suffi au législateur pour, via la loi Barnier de 1995, dessiner les premiers contours du « principe de précaution » : si la notion d’acceptabilité apparaît ainsi recevable pour réglementer les questions d’environnement – dont l’impact peut compromettre la durée de vie de la planète –, au nom de quoi ne le serait-elle pas dans les questions sanitaires – dont l’impact est peu susceptible de dépasser la durée d’une vie humaine ?
[2] Girard M. Technical expertise as an ethical form. Towards an ethics of distance. J Med Ethics 1988 ;14:25-30.
[3] Smith R. Medical Journals Are an Extension of the Marketing Arm of Pharmaceutical Companies. PLoS Med. 2005 ;2(5):e138
[4] Ne serait-ce que par son engagement à rembourser au centime près des anticancéreux qui sont encore en phase I...
[5] Porteron C, La liberté d’expression de l’avocat, la défense des intérêts de ses clients et la défense de l’intérêt général, AJ Pénal, juin 2012
[6] Delépine N, Le cancer : un fléau qui rapporte, Michalon, 2013.
[7] Il faudrait également mentionner la récente trouvaille (Loi HPST, 21/07/2009) du développement professionnel continu (DPC), dont le but avoué est d’évaluer les pratiques professionnelles, de perfectionner les connaissances et d’améliorer ainsi la qualité et la sécurité des soins : on peut toujours rêver...
[8] L’imagination des divers pouvoirs en place pour éliminer les déviants ne s’arrête pas au Code de la construction et ne limite pas aux professions de santé. Tout récemment, la presse s’est fait l’écho du "zéro éliminatoire" au concours des professeurs des écoles (L’Humanité, 21/06/13) : il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se représenter les dérives potentielles d’un tel système… Il faudrait également parler de toutes les fonctions soumises à un renouvellement ou à une "réinscription" plus ou moins périodiques - lesquels peuvent également s’avérer l’instrument d’un parfait arbitraire.
[9] Certains amis bien intentionnés croient justifié de me remontrer la cruauté insigne de s’en prendre ainsi aux pauvres malades ou aux malheureuses victimes qui se regroupent en associations. Mais nous en sommes, par rapport à ces instances, à l’endroit où nous nous trouvions voici quelque 30 ans quand nous commencions à émettre quelques doutes sur l’intégrité et la crédibilité de certains grands patrons et autres "experts" (Cf. Payet M, Ces associations de malades liées aux labos, Le Parisien, 12/10/12)... Il sera utile, un jour, d’écrire "l’affaire" Médiator (ou, plus anciennement, l’affaire cérivastatine - et quelques autres encore) à la lumière du rôle plus que suspect qu’y auront joué certaines associations.
[10] Postérieur de quelques jours à la présente communication, le projet de loi sur les class actions - que même la droite tient pour un "reniement" - illustre jusqu’à la caricature la duplicité éhontée de certaines associations parmi les mieux installées. Non sans perversité, c’est en effet au Conseil National de la Consommation (un regroupement d’associations agréées - on se demande bien au terme de quel processus démocratique) que le gouvernement a prétendu s’en remettre pour définir les contours de ces class actions "au rabais" qui, c’est l’essentiel, excluent les avocats et font de cette nouvelle procédure... un monopole des associations (Europe 1.fr, 24/06/13) !!! Et comme dans cette version effroyablement "allégée" du projet (qui exclut par principe toute réparation des dommages civils), les plaignants n’auront aucun espoir de se voir significativement indemnisés à l’échelle individuelle, les associations seront bien les seules instances à pouvoir en tirer profit, la multiplication des demandeurs (via tous les artifices d’une hystérisation collective dont l’affaire Bayer ou l’affaire Médiator ont déjà donné un avant-goût) leur permettant de démultiplier jusqu’à des bénéfices potentiellement considérables la quote-part éventuellement modeste qui sera demandée à chacun... Les moyens supplémentaires tirés de ce scandaleux détournement, joints à l’appui évidemment intéressé des autorités, permettront aux responsables de cette trahison de communiquer complaisamment sur leur audace, leur vaillance et leur intransigeance... "Conflit d’intérêts", vous disiez ? Tout cela est assez tristement répugnant.
Marc Girard
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