Préjudice moral et pouvoir d’appréciation du juge

Avant-propos

Quelque système de contrôle ou de surveillance qui soit, il est forcément mis en échec si ceux qui s’en affranchissent ne sont pas sanctionnés. Un jour peut-être, je prendrai le temps d’expliquer au nom de quel idéal j’ai accepté de risquer ma réussite professionnelle pour mettre ma compétence médico-scientifique au service de la Justice française. Dans la série (Justice à l’œuvre) que le présent article inaugure, je me propose de narrer le plus simplement possible quelques-unes des affaires dont, comme expert judiciaire ou privé, j’ai été témoin privilégié et dont l’issue me paraît illustrer le lamentable échec de mon engagement, qui fut à la fois politique (au sens étymologique), moral et épistémologique. Pour des tas de raisons, au premier rang desquels l’exigence de secret qui pèse durablement sur un certain nombre de mes activités passées (et par rapport auxquelles j’ai toutes raisons de penser que la justice ne me ferait pas la moindre fleur1), la sélection opérée dans cette série ne représente qu’une infime partie des horreurs que j’ai vues ; mes critères de choix ont surtout été l’iniquité, l’ineptie ou la cruauté des décisions prises au sein d’un système auquel j’ai énormément donné et auquel je ne crois simplement plus : la « justice » française… La présente série en témoigne pourtant : pour complètement désillusionné que je sois, je n’ai toujours pas renoncé – et n’ai aucune intention de le faire tant que la Providence me laissera une étincelle de lucidité…

Exposé du problème et rappel sur le préjudice d’angoisse

Voici une dizaines d’années, j’avais présenté devant un public de juristes un exposé2 mentionnant, entre autres, le martyre des sujets exposés à une hormone de croissance frelatée, qui n’ont aucune certitude quant à la contamination du produit qu’ils ont reçu, qui apprennent chaque année l’apparition d’un Creutzfeldt-Jakob chez un ou plusieurs de leurs « camarades » de misère et qui vivent constamment avec l’angoisse d’une telle issue pour eux-mêmes, sachant que la période d’incubation est inconnue mais qu’elle peut dépasser 20 ans après l’exposition à un traitement contaminé. Depuis lors – et une fois rappelé que les responsables de ce drame ont été relaxés au terme d’une instruction aussi nulle qu’interminable – les survivants se sont lancé dans une autre procédure afin de voir reconnu leur « préjudice d’angoisse ».

De création récente, le « préjudice d’angoisse » en est encore en quête d’une définition ferme. Il s’agit d’un préjudice moral, non corporel, qui prend en compte l’angoisse liée à l’exposition d’un risque. Il a déjà fourni la base pour indemniser des gens vivant à proximité d’une antenne relais, ou de gens exposés à la conscience d’une mort imminente (au cours de l’incendie d’un bar, par exemple) ; depuis quelques mois, on discute de son application aux victimes d’attentats terroristes. À chaque fois, on le voit, il s’agit d’une circonstance sans doute dramatique, mais résolument passée. Le préjudice d’angoisse, notons-le, n’est pas un « préjudice de contamination », lié à une contamination avérée (typiquement : par la VIH) imposant un certain nombre de restrictions pour l’intéressé, mais dont l’impact à venir est incertain en termes de survie ou de maladie exprimée (entre autres à cause des progrès thérapeutiques potentiels).

En la présente espèce, il s’agissait donc d’expliciter, pour l’objectiver, la souffrance morale des sujets exposés dans leur enfance à une hormone d’origine extractive, susceptible de les conduire à la mort, mais sans qu’il soit le moins du monde possible de quantifier le risque statistique d’une telle contamination3. Il s’agissait également d’en montrer le caractère exceptionnel et de justifier qu’il n’était pas possible de soutenir que ce préjudice avait déjà été indemnisé à un titre ou à un autre.

Une angoisse d’intensité extraordinaire

À première vue, on pourrait penser qu’outre un préjudice d’impréparation lié aux scandaleuses falsifications de l’information qui leur a été délivrée (concernant tant les risques que les bénéfices fort théoriques de l’hormone de croissance), le principal dommage des victimes relève d’un préjudice d’angoisse, avec cette spécificité d’espèce que l’angoisse en question est d’une intensité proprement extraordinaire.

  • Comme l’a tant bien que mal montré l’instruction, le risque de contamination chez les enfants exposés à l’hormone de France Hypophyse est démesurément élevé : en dépit de son poids démographique minuscule (moins de 2% de la population mondiale), la France cumule à elle seule plus de Creutzfeldt-Jacob que tout le reste du monde. Avec un taux de mortalité de plus de 12% (en constante croissance) chez les enfants exposés, le risque est loin d’être une abstraction d’inspiration hypocondriaque : à l’évidence, il est très supérieur à celui du principal toxique de la modernité – le tabac – tenu pour responsable de « seulement » 50 000 décès annuels en France (toutes pathologies confondues) relativement à un effectif de fumeurs réguliers qui inclut plus d’un tiers de la population adulte. Or, tout proche d’un fumeur connaît l’angoisse qui s’attache aux risques de cette intoxication : que dire d’une angoisse ainsi attachée à un risque nettement supérieur ?…
  • Avec une incubation qui peut s’étendre sur plusieurs dizaines d’années, aucun des enfants exposés n’est actuellement en mesure de rétrograder ce risque pourtant terrible au rang des souffrances passées.
  • La maladie de Creutzfeldt-Jacob se signale par : i) la brutalité de son évolution (le décès survient en moins de deux ans après les premiers signes) ; ii) l’absence de tout traitement et la certitude d’une issue fatale une fois apparus les premiers signes ; iii) le caractère radicalement dégradant de la maladie, qui conduit rapidement à un état de « démence », c’est-à-dire d’effondrement de toutes les fonctions physiques et psychiques de l’individu et dont le modèle le plus connu correspond à ce qu’on appelle vulgairement le « gâtisme » susceptible de marquer le grand âge. Il est impossible de garder la tête haute quand on se meurt d’un Creutzfeldt-Jacob…
  • L’historique très particulier de cette contamination iatrogène conduit les enfants menacés à une forme inédite de souffrance surajoutée, que l’on pourrait baptiser « angoisse par boomerang », à savoir le ricochet du ricochet : ils savent très bien que, par la force des choses, leurs parents se sentiront coupables d’avoir accepté, voire sollicité, ce traitement désormais maudit, de telle sorte que, pour les ménager, ils font des efforts surhumains pour leur dissimuler, au jour le jour, leur propre angoisse. Or, c’est une chose de souffrir, c’en est une autre de ne pouvoir se plaindre ou se faire consoler.
  • À supposer qu’il existe, chez les enfants exposés, des adeptes de la méthode Coué aspirant à ignorer la terrible menace qui pèse sur eux, les stigmatisations « officielles » que leur inflige la société suffiraient à leur rafraîchir la mémoire : interdiction de donner son sang, de souscrire un crédit, etc.

Une angoisse de nature exceptionnelle

Au-delà de la jurisprudence

Toutefois, par rapport aux espèces sur lesquelles la jurisprudence a déjà tranché4, la situation propre aux enfants de l’hormone apparaît éminemment exceptionnelle (au sens à la fois large et précis de la nomenclature Dintilhac), alors même que ce caractère exceptionnel participe, et de la façon la plus aiguë, à la souffrance dont on réclame ici réparation.

  • Il ne s’agit PAS d’un « préjudice spécifique de contamination » – supposé débuter au moment où la victime prend « connaissance de sa contamination par un agent exogène » (Jourdain, op. cit.), puisque, justement, les victimes ne savent pas si elles ont été contaminées.
  • Il ne s’agit PAS d’une angoisse résultant d’une « exposition à un risque de dommage » puisque, n’en déplaise aux statisticiens peut-être éminents mais étrangement missionnés par le juge d’instruction, les mathématiques n’ont aucun pouvoir pour réparer une inconcevable gabegie organisationnelle (et que des équations théoriques ne sauraient se substituer aux exigences simples et précises d’une traçabilité pharmaceutique) : de telle sorte que les victimes ne savent pas si elles ont même été exposées à un « lot » contaminé (pour la raison simple que personne n’a jamais vu l’ombre d’une trace d’un « lot » dans la fabrication dramatiquement amatrice assurée par Pasteur).
  • Il ne s’agit PAS d’un « risque hypothétique » lié aux incertitudes fatales de la science (antennes-relais, par exemple), par rapport auquel la jurisprudence tend à faire preuve d’un certain scepticisme eu égard au danger évident d’ouvrir « la boîte de Pandore » (Jourdain, op. cit.) d’une précaution sans limite, d’une quérulence hypocondriaque tous azimuts, d’un consumérisme paranoïaque, voire du complot (risques des chemtrails…). Personne de sérieux ne conteste ni les risques du prion, ni que France Hypophyse a effectivement commercialisé une hormone contaminée par ce terrible agent. Très en deçà des glorieuses « incertitudes de la Science », la question posée par l’espèce est simplement celle de la vertigineuse incompétence technico-réglementaire de Pasteur et de France Hypophyse en matière de fabrication pharmaceutique, et qui interdit toute prévision tant soit peu rigoureuse du risque.

Une intrication d’exceptions quasi inconcevables

Rappel sur la fonction psychologique du deuil

Pour appréhender, dès lors, la vraie nature de la souffrance éprouvée par les enfants de l’hormone (ainsi que par leurs proches), un bref rappel sur la fonction psychologique du deuil peut s’avérer utile. Prenons l’exemple de ce qui correspond probablement à la souffrance humaine la plus intolérable, à savoir celle des parents à la perte d’un enfant.

Si, après une phase initiale (qui peut durer des années) où le ressenti est quasiment intolérable, les parents peuvent reprendre un certain goût à la vie, voire procréer d’autres enfants, c’est que l’inconscient a joué son rôle de cicatrisation en permettant une certaine prise de distance. Ce n’est pas que la douleur ait disparu ou même qu’elle se serait atténuée, comme attesté par la violence de son retour après la redécouverte d’une photo, d’une lettre ou d’un objet lié au disparu : simplement – et l’expérience en atteste – la phase d’intolérabilité va désormais durer moins longtemps car quelque chose s’est organisé dans l’esprit du sujet, qui permet une meilleure maîtrise. L’inconscient, c’est l’instrument du deuil, à savoir le lieu pour ranger la douleur intolérable : il ne la fait pas disparaître, mais il permet qu’elle ne soit pas toujours au premier plan.

L’expérience de la recherche clinique fournit le lien entre cette fonction du deuil et le vécu d’une maladie. Lorsque, dans des études visant à évaluer « la qualité de vie », on demande à des sujets jeunes, en parfaite santé, d’évaluer le poids d’un problème de santé excessivement mutilant (tel qu’une paraplégie ou une mammectomie), les réponses sont généralement maximalistes, comme attendu chez des personnes qui perçoivent de tels handicaps comme intolérables. Cependant, si l’on pose la même question à des sujets aussi jeunes, mais déjà exposés au handicap (par suite d’un accident de moto ou d’un cancer galopant, par exemple), on se rend compte que les réponses des jeunes malades sont bien plus modérées. La raison de cet apparent paradoxe est simple : les jeunes handicapés ont déjà intégré la souffrance de leur état, ils ont fait le deuil de leur fantasme pourtant naturel de rester durablement en bonne santé, ils ont admis tant bien que mal l’implacable réalité d’une souffrance naguère inconcevable.

Un deuil impossible

Sur la base de ce développement introductif, on se rend compte que la première souffrance exceptionnelle chez les enfants de l’hormone, c’est que, à cause de l’incertitude concernant la réalité de leur contamination, il leur est interdit de faire ce deuil d’une parfaite santé. À longueur de journées, tous les jours et depuis des années, la question revient, lancinante, de savoir s’ils peuvent s’attendre à la santé ou s’ils doivent en faire le deuil : or, à cette question effroyable, ils – du moins les survivants actuellement indemnes – ne pourront jamais répondre.

Pour reprendre l’exemple qui a permis d’introduire la notion de deuil, la différence entre l’épreuve d’une contamination avérée et le vécu des enfants de l’hormone, c’est la différence entre l’expérience, si cruelle soit-elle, de la sépulture d’un enfant décédé d’une part, et l’abomination d’incertitude où conduit la disparition d’un enfant dont on a perdu toute trace. Cela n’est pas bien difficile à comprendre.

L’exceptionnalité du préjudice saute désormais aux yeux.

L’héroïsme interdit

À cette épreuve du deuil interdit, s’ajoute un autre préjudice fondamentalement distinct quoique non moins exceptionnel. Une fois encore, le détour par un exemple est nécessaire, tant on manque de modèles ou de précédents pour se représenter les terribles spécificités de l’espèce.

Toute personne peut être confrontée à une menace de mort probable, voire certaine : lors d’une maladie fatale, évidemment, mais également après une condamnation à mort, pour s’en tenir à cet exemple pas trop théorique. Une telle situation s’inscrit dans ce que l’on peut appeler le « tragique de la vie », et comme dans toute tragédie, elle ouvre la voie d’une réponse héroïque : serrer les dents, régler ses affaires, ne pas se plaindre devant les proches, donner l’exemple du courage et de la dignité – bref : faire face au Destin.

C’est précisément cette voie de l’héroïsme et de la dignité qui se trouve interdite aux enfants de l’hormone : car personne ne peut, en vérité, se représenter condamné à mort (et prendre ses dispositions pour y faire face dignement) quand il a des chances plus que sérieuses de rester en vie (en l’espèce, les « condamnés à mort » par France Hypophyse ne sont qu’une minorité, tandis une majorité [peut-être 80% ou plus] sera passée à côté de la contamination tant redoutée).

En ce sens et pour affiner notre perception de l’épreuve, le modèle adéquat, ce n’est pas la condamnation à mort, mais le petit jeu terroriste ou totalitaire bien connu du simulacre d’exécution – qui peut certes déboucher sur une véritable exécution, mais pas nécessairement. Indépendamment du préjudice direct lié à la mort, la spécificité de cette procédure est un préjudice d’humiliation : priver la victime des moyens de faire face dignement, substituer l’arbitraire absolu au tragique de la vie, refuser à l’Autre son statut de sujet – même condamné – pour le rétrograder au statut de pion dont le sort se jouerait sur un simple coup de dés. Dans un arrêt du 29/01/2009, la Cour d’appel de Paris a évalué jusqu’à 350 000 € le préjudice spécifique d’angoisse (et, en l’espèce, de détention) d’un touriste pris en otage par des pirates indonésiens et soumis à ce type d’intimidation : dans ses attendus, la Cour a justement retenu « les comportements humiliants des preneurs d’otage ».

En l’espèce, « l’humiliation » des enfants de l’hormone découle de l’impossibilité absolue d’évaluer raisonnablement la probabilité de leur risque – qui les fait constamment osciller entre l’espoir d’une vie en parfaite santé et la crainte d’une mort lamentable : cet arbitraire du risque, qui empêche forcément de l’affronter avec dignité, étant une conséquence directe et certaine d’un monstrueux amateurisme pharmaceutique dans la fabrication et la distribution d’une hormone fondamentalement défectueuse au regard des règles les plus traditionnelles et les plus intangibles qui gouvernent le monde du médicament.

Il nous reste à démontrer que ce préjudice de « l’héroïsme interdit » est tout à fait distinct de l’autre préjudice non moins exceptionnel du « deuil impossible ». Il va de soi, en effet, que la possibilité d’affronter dignement l’épreuve de la mort est ouverte même dans une situation d’imminence, lorsque le condamné n’a que quelques minutes ou quelques heures pour se préparer : l’Histoire – celle de la Résistance, notamment – regorge d’exemples glorieux. Il est évident, par conséquent, que les ressorts d’une telle expérience tragique n’ont rien à voir avec le deuil qui, notoirement, ne peut se concevoir qu’à l’échelle d’un temps long ou très long.

On conclut donc que le préjudice consistant ne pas pouvoir faire le deuil d’une parfaite bonne santé (cf. ci-dessus) est fondamentalement distinct de celui qui consiste à se voir privé du choix de l’héroïsme ou de la dignité devant une menace mortelle.

Épilogue

Par arrêt du 08/12/16, la Cour d’appel de Paris a octroyé aux enfants concernés (devenus jeunes adultes dans l’entre temps) une indemnisation comprise entre 10 000 € et 50 000 € au titre de leur préjudice moral lié à l’angoisse de leur possible contamination.

De façon quasi contemporaine de cet arrêt, sur réquisition du premier Accusateur de France – Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation – la Cour de Justice de la République a relaxé Christine Lagarde de toute peine pour son rôle dans l’attribution à Bernard Tapie d’une indemnité exorbitante (404 millions d’euros), incluant un préjudice moral évalué, à lui seul, à 35 millions d’euros.

Épilogue de l’épilogue

Quelques mois plus tard, s’estimant injustement mis en cause par les médias à l’occasion d’une autre affaire médiatisée (l’affaire Fillon), le même Jean-Claude Marin, en association avec le premier Président de la Cour de cassation, a publié un communiqué soutenant superbement que « les magistrats suivent leur rythme en toute indépendance » (France Info, 01/03/17 ; c’est moi qui souligne).

Encore quelques semaines plus tard, on a également appris que la justice française avait autorisé Bernard Tapie à étaler sur six ans le remboursement de sa dette (environ 444 millions d’euros) – éclaircissant d’autant l’avenir au quotidien de cet homme âgé de 74 ans à l’heure où s’écrivent ces lignes…

  1. Même si de récentes affaires médiatisées – et d’autres plus anciennes – illustrent la remarquable laxité avec laquelle les magistrats évaluent, au cas par cas, cet impératif de secret.
  2. M. Girard. « Formuler l’indicible pour évaluer l’inconcevable », Gazette du Palais, 11-13 fév. 2007, 20-22.
  3. L’incertitude concernait bien la réalité d’une contamination, sachant qu’à l’heure actuelle toute contamination avérée par le prion conduit à une mort certaine.
  4. P. Jourdain. « Les préjudices d’angoisse », La semaine juridique 2015, n° 25 : doctr. 739.