Tombée avec un peu de retard sur la mise en ligne de l’interview finalement non publiée qu’elle avait néanmoins sollicitée pour la revue Nexus, la journaliste qui l’a mise au rebut s’est émue que je n’aie pas pris la précaution préalable de « [venir lui] en parler directement »: ce qui lui pose problème, apparemment, ce n’est pas sa position de censure, c’est qu’elle soit connue1. Dans ma réponse, je lui demande de quoi j’étais, moi, supposé lui parler, en insinuant que quitte à reprendre contact, il eût été peut-être plus judicieux que ce soit elle qui prenne l’initiative avant la publication de son article, selon une déontologie journalistique qui, à mon humble avis, devrait systématiquement s’imposer2; qu’en tout état de cause, je n’étais demandeur de rien, que je ne contestais en rien ses choix éditoriaux même radicaux, mais que c’était bien mon droit de récupérer une interview dont elle avait été la demandeuse avant qu’elle ne décide, sans m’en avertir le moins du monde, de la jeter au rancart.
On relèvera de prime abord comme prodigieusement incongru qu’alors que je ne m’étais même pas abaissé à lui demander la moindre explication sur son revirement, ce soit elle qui me demande de justifier de n’avoir pas laissé au fond de sa poubelle une intervention que, comme d’habitude, j’avais soigneusement préparée et qui valait bien, à ce titre, d’être portée à la connaissance d’au moins mes lecteurs.
Selon l’éthique constante du présent site, c’est bien par sa portée générale que la conclusion de notre échange me paraît mériter d’être mise à la disposition du public – assortie du commentaire qui suivra.
Les réactions de mes lecteurs après mise en ligne du 22/11/14 m’ont conduit à ajouter un post-scriptum.
Puis, j’ai rajouté un second post-scriptum en date du 29/11/14.
Table des matières
La journaliste de Nexus
« (…) donc pour conclure, je vous dirais que ma tâche ici est de synthétiser et de démocratiser des choses compliqués pour les rendre à mes lecteurs sous une forme accessible (sans en modifier le sens pour autant) et que vous cet aspect là n’est pas votre fort. Je pense que votre méticulosité fait que vos résultats de recherche sont intéressants et fiables mais à quoi bon faire tout cela si seule une élite minoritaire aura le courage de vous lire. Je suis une “passeuse” de parole, j’aime les gens et les informer mais informer un certain nombre nécessite de mettre en place certaines règles pour les intéresser et faire qu’ils apprennent des choses sur lesquelles jamais ils n’auraient eu le courage de se documenter de manière complète.
Sur ce, bonne continuation !»
Ma réponse
« Ouaou !!…
Je veux bien que seule une « élite minoritaire » ait le courage de me lire, mais il faudra alors expliquer ma paradoxale survie dans le débat public (exceptionnelle dans le paysage français pour quelqu’un qui n’a aucune attache institutionnelle), sachant, de plus, que je ne suis jamais demandeur de quelque médiatisation que ce soit, pas plus avec vous qu’avec quiconque. Il n’est cependant pas de semaine que je ne sois contacté par un journaliste sollicitant un éclairage.
En revanche, vous me permettrez de m’interroger sur votre conception du « passage de parole » et de la « démocratisation » sachant que, sauf erreur de lecture, mes seuls propos que vous avez retenus ont été extraits de mon livre, qui est en accès public : il n’y avait aucune nécessité d’un contact personnel entre nous pour ce faire. Personne ne vous conteste la liberté de vos choix éditoriaux, mais vous poser comme « passeuse » relativement à une interview que vous avez strictement ignorée après l’avoir dûment sollicitée me paraît plus qu’abusif.
Je reçois quasiment tous les jours des courriers de personnes très simples, me confirmant s’il en était besoin que je ne suis pas si « inaccessible » que cela. En revanche – et notre échange en est une illustration éloquente – si certains de mes propos apparaissent « illisibles » à de nombreuses personnes, ce n’est pas parce qu’ils sont obscurs ou confus : c’est qu’ils leur sont proprement intolérables (et il n’y a pas besoin d’avoir lu tout son Freud pour l’avoir bien senti avec vous dans le creux de nos échanges)… Il y a donc abus de langage – et falsification de valeurs – à déguiser comme œuvre de « passeuse » ou de « démocratisation » à l’endroit des gens simples un réflexe (que je ne connais que trop : d’où mes précautions préliminaires relatives à cette interview) qui n’est rien de moins qu’une CENSURE – et particulièrement radicale en l’espèce (0% du contenu publié3…).
Les gens simples ont plus de « courage » intellectuel et moral que vous ne le fantasmez : cela fait trente ans que j’entends journalistes et éditeurs prétexter les limites intellectuelles du « blaireau de base » (BB dans les salles de rédaction) pour imposer l’étroitesse de leur idéologie, justifier leur pusillanimité et légitimer leur censure.
Bien à vous. »
Outre par l’éclairage qu’il apporte sur un inconscient journalistique ou éditorial, dont j’ai déjà parlé, qui permet de justifier n’importe quelle censure par les limites intellectuelles présumées du lecteur (ou de dissimuler les pires renoncements sous le manteau des grands principes d’une profession qui n’en a décidément aucun), cette interview avortée recoupe, en une convergence aussi fabuleuse qu’instructive, celle que j’ai évoquée dans mon dernier livre (pp. 22-3 et 147) : sollicitée par un grand magazine féminin, également consacrée à la violence médicale sur les femmes, elle s’était trouvée (exactement comme avec Nexus) totalement écartée dans l’article finalement publié lequel, en revanche, – cela ne s’invente pas ! – s’achevait lui aussi sur le point d’orgue d’un entretien avec Winckler (dont l’inconscient misogyne est à peu près aussi discret qu’une baleine dissimulée sous un gravier, et qui pousse la condescendance envers les femmes jusqu’à prétendre leur enseigner des « trucs » pour ne pas salir les draps en faisant l’amour [cf. La brutalisation…, pp. 75-6.])… La seule divergence entre ces deux articles – mais qui achève de donner toute sa portée à leur comparaison – c’est que la première journaliste était au moins aussi âgée que moi tandis que la seconde, apparemment, n’a que 26 ans : on a donc là, au travers des générations, une remarquable continuité de rejet à l’endroit de mes positions…
Au-delà des faux prétextes sur les contraintes de place (j’avais scrupuleusement respecté le volume qui m’avait été fixé pour Nexus), sur la nécessité d’opérer une sélection, sur l’impossibilité de reproduire en l’état des propos réputés obscurs ou difficilement compréhensibles, cette impressionnante convergence journalistique illustre un phénomène plus général, mais aussi bien plus significatif. La médicalisation du corps féminin est suffisamment dégradante pour que nombre de femmes en soient indisposées : d’où un certain intérêt spontané à l’endroit d’un professionnel qui n’a pas d’inhibition décelable à dénoncer cette violence, et même à la ridiculiser comme scientifiquement incongrue. Mais à partir du moment où un minimum de documentation et de réflexion amène à replonger l’état actuel des pratiques dans une continuité historique d’humiliation inhérente à la médecine, se pose forcément la question de la contraception orale : par quelle mystification une invention, dont personne ne saurait contester qu’elle soit imputable à cette médecine-là, a-t-elle pu être régulièrement célébrée – d’une génération à l’autre – comme « le » moment de la libération féminine (tout le reste – Winckler inclus – portant à croire qu’il s’agissait plutôt d’une avancée majeure dans l’oppression des femmes) ?
La censure aussi complète qu’injustifiée des deux interviews dont nous parlons confirme la dimension éminemment idéologique du problème. Car confrontées à une question pourtant incontournable, les journalistes que j’ai rencontrées ne font même pas même l’effort d’y réfléchir ou d’élaborer une contre-argumentation tant soit peu plausible : elles se replient farouchement sur une position de brutale mise à l’index, selon la stratégie fruste, mais efficace, du « cass’-toi pauv’ con »…
Il reste, heureusement, pas mal de blaireaux de base (comment on appelle, déjà, la femelle du blaireau ?) pour me conforter dans cette position de « pauv’ con » – et me passer des « passeuses » non sollicitées…
Post-Scriptum du 23/11/14
Une fidèle lectrice me communique la citation suivante de Bertrand Russel, qui pourrait effectivement servir de conclusion à cette histoire qu’une autre blairelle4 de mes lectrices qualifie, à juste raison, de “sidérante”:
- Notons au passage que l’objectif de cette mise en ligne, c’était de porter à la connaissance de mes lecteurs une réflexion complémentaire sur la misogynie médicale. Ce n’est que très accessoirement que j’avais indiqué le contexte dans lequel ce texte était né, n’ayant aucune illusion sur la déontologie journalistique et aucune inclinaison à polémiquer avec eux sur ce sujet qui, de mon point de vue, est parfaitement réglé depuis des décennies: on ne peut simplement pas leur faire confiance (cf. La Brutalisation…, pp. 79-81.)…
- Très claires, nos conventions étaient que, sur ses questions et selon le volume qu’elle m’avait fixé, je rédigeais l’interview intégralement, et qu’elle reprenait mes réponses sans y rien modifier: in fine, elle n’en a RIEN repris du tout, ce qui eût peut-être justifié qu’elle “vienne m’en parler directement”… En tout cas et alors que j’avais patiemment attendu la publication durant 3 mois, ce rejet radical me libérait évidemment de la moindre obligation à son égard : du moins croyais-je…
- Encore plus fort que Le Monde diplomatique…
- J’ai pris le temps de vérifier comment on appelle la femelle du blaireau: n’en déplaise aux journalistes féministes, je suis assez fier d’avoir pas mal de “blairelles de base” dans mon lectorat.