(Un post-scriptum du 03/11/15 permet de réactualiser cet article, lui aussi mis en ligne le 08/07/11).
La présente tribune m’avait été réclamée par un grand hebdomadaire voici deux mois1, mais n’a toujours pas été publiée: il serait dommage qu’elle ne soit pas portée à la connaissance du public, surtout dans le contexte qui motive l’émission C dans l’air de ce soir.
Le titre est une référence assumée au célèbre article de Pierre Viansson-Ponté, dans les semaines précédant mai 1968 (“La France s’ennuie…”)
“Reste que, si l’on veut résoudre un problème, il faut savoir le nommer. (…) Notre problème n’est pas: que faire, mais comment en parler?” (T. Judt) 2
Il aura fallu à l’administration française la campagne 2010-11 de vaccination antigrippale pour conscientiser à quel point le précédent de 2009-10 (H1N1) a durablement altéré la confiance du bon peuple.
Qu’à cela ne tienne : à l’occasion d’un micro-scandale toutes choses égales par ailleurs (400 morts en 35 ans imputés à Médiator : l’aspirine doit faire beaucoup mieux…), on va organiser une cérémonie expiatoire visant à convaincre les gens qu’on les a reçus cinq sur cinq, qu’on va tout révolutionner et qu’avant longtemps, ils vont pouvoir retrouver confiance dans le système. Bénéfice secondaire : en affaiblissant le numéro deux de l’industrie pharmaceutique française dont le fondateur-dirigeant a atteint la limite d’âge, on en aura grandement facilité la transmission, dans la logique irresponsable de concentration pharmaceutique qui a été celle des autorités depuis trente ans.
Moyennant quoi et grâce aux plus énormes ficelles de l’hystérisation consistant à parasiter la réflexion citoyenne par un battage médiatique autour de quelques bouffons anodins – piteux avatars des Jeanne d’Arc ou Saint-Just –, on va résoudre la question des conflits d’intérêts en remplaçant à la tête de l’AFSSAPS un conseiller d’État par un médecin issu de la cancérologie – probablement le domaine médical le plus gangrené de tels conflits ; on va gagner les récalcitrants en lui adjoignant comme bras droit un quidam dont le titre de gloire le mieux documenté est d’avoir « organisé » la campagne de vaccination contre le H1N1 ; on va court-circuiter la question d’une réglementation tentaculaire toujours prise en défaut en mandatant pour un pseudo-rapport deux médecins ignorants des réalités pharmaceutiques, incapables d’évoquer en 80 pages ne serait-ce qu’une seule fois le mot « réglementation » (sauf pour appeler celle « que chacun attend » !). Le reste est à l’avenant…
En s’attachant à détourner le mécontentement populaire vers des histoires ponctuelles et relativement dérisoires, l’aristocratie dirigeante de notre société essaie d’empêcher la conscientisation politique qui conduirait les citoyens à reconnaître, au-delà de chaque affaire particulière, les invariants des dysfonctionnements gravissimes qui se retrouvent désormais partout. Correctement pensée, la seule affaire Médiator eût dû permettre de repérer au moins ceux-ci, qui valent pour tous les secteurs (finance, nucléaire, agro-alimentaire, aéronautique, environnement, santé…) :
- la marchandisation de tout et n’importe quoi – en l’espèce : celle du corps (notamment sous prétexte de prévention, tant il est vrai que le marché des bien-portants est bien plus étendu que celui des malades) ;
- une réglementation inefficace légitimant sa profusion de sa constante inefficacité, pour justifier ensuite les passe-droits qu’appelle cette profusion démentielle3;
- l’indépendance des experts menacée par les conflits d’intérêts, mais aussi par l’incompétence ;
- l’impunité et, plus encore, l’inamovibilité des responsables même les plus indignes ;
- la parole publique dévoyée jusqu’à l’imposture4 et au déni de l’évidence ;
- la commercialisation de produits dont la défectuosité est pourtant la conséquence la plus attendue des prédations industrielles légitimées par le système ;
- la connivence des médias ;
- l’irresponsabilité des politiques ;
- l’autorité de l’État au service des prédateurs.
Voilà donc le terrible état de fait que cherche à dissimuler le battage indécent autour du scandale Médiator – et de celui-là seulement…
Table des matières
Post-Scriptum du 15/02/15
Rétrospectivement, je me rends compte que tout en le dénonçant aussi souvent que possible, je n’ai pas pensé à inclure explicitement dans ces “invariants” l’effrayante puissance des pouvoirs en place pour récupérer les critiques qui leur sont adressées, notamment lorsqu’elles émanent de bouffons ou de faux-culs : l’affaire Médiator aura été très instructive à cet égard, mais elle n’est pas la seule – et ma remarque dépasse largement les seuls scandales sanitaires. Elle n’est pas sans rapport avec la “critique artiste” que j’ai souvent évoquée sur ce site, et dont la notion (à ma connaissance) a été introduite par Boltanski et Chiapello.
Post-Scriptum du 03/11/15
Vieille d’à peine un mois, l’affaire Volkswagen, qui s’élargit aujourd’hui aux modèles haut de gamme du fabricant (Audi, Porsche), illustre la déprimante actualité du présent article mis en ligne depuis plus de 4 ans (08/07/11). S’agissant d’un traficotage de normes à l’échelle internationale, ainsi que de la connivence des plus hautes autorités européennes, on me permettra d’insister tout particulièrement sur les deux extraits suivants:
- “une réglementation inefficace légitimant sa profusion de sa constante inefficacité, pour justifier ensuite les passe-droits qu’appelle cette profusion démentielle”
- “l’autorité de l’État au service des prédateurs”.
Pour mettre les choses en perspective, rappelons parmi mille autres choses :
- au titre des réglementations inefficaces : les gesticulations aussi ridicules que répétitives des autorités françaises à chaque fois qu’on évoque les conflits d’intérêts, quand on nous avait expliqué que grâce à “l’affaire” Médiator, le problème avait été définitivement réglé ;
- au titre des liens unissant l’État et les prédateurs : l’implacable brutalité des réglementations dès lors qu’elles frappent les petits – le modeste fromager d’Auvergne obligé de fermer sa cave séculaire et hors-norme, ou la pauvre coiffeuse qui se voit enjoindre, sous peine de lourde amende, d’installer dans sa boutique un plan incliné hors de prix (quand ce n’est pas un ascenseur!) pour accueillir le paraplégique qu’elle n’a jamais eu et n’aura jamais comme client. Tout ça quand les politiques responsables de cette tyrannie au quotidien réintroduisent en force les farines animales5, qu’ils s’avèrent incapables d’assurer un accès décent des handicapés aux transports en commun – ou qu’ils ferment les yeux (à quel prix?) lorsque les majors de l’industrie automobile mondiale se soucient comme d’une guigne de réglementations pourtant vitales pour l’environnement.
C’était, après d’autres, ma contribution du jour pour la souhaiter bonne et heureuse aux “lanceurs d’alerte” qu’on n’entend jamais en temps réel sur les vrais problèmes. Le présent article étant extrait de ma rubrique “Médiator”, il s’agissait également d’apporter ma modeste contribution à la promotion du film tant attendu, destiné à consacrer dans sa gloire méritée la vedette de cette “affaire” – qui a vraiment marqué un avant et un après dans la genèse des scandales d’État, et dont l’héroïne a vraiment su voir plus vite, plus loin et plus profondément que la moyenne (ou même l’élite) des couillons comme vous et moi. Si sont exactes les informations qui m’ont été transmises sous couvert de confidentialité, le titre en serait:
“Martine et ses lunettes 3D le jour de la grève des ophtalmos”.
- C’est-à-dire au printemps 2011.
- C’est rétrospectivement que je trouve dans le livre-testament de T. Judt, Contre le vide moral (Champs essais, 2015), cet exergue qui me paraît d’ailleurs parfaitement adapté à bon nombre des contributions mises en ligne sur le présent site.
- Un mode opératoire classique de cette délinquance consiste à justifier l’inefficacité en soutenant que les dispositifs disponibles ont été mis en place avant l’apparition des nouvelles normes: façon commode de promouvoir les nouvelles normes au motif tautologique qu’elles sont nouvelles, quand l’expérience atteste qu’elles n’ont jamais donné la preuve de leur supériorité, (bien au contraire parfois), et de légitimer a posteriori toutes les entorses à l’ancienne réglementation qui sont la principale raison de son inefficacité (“Omerta sur une catastrophe industrielle majeure“, Le Monde diplomatique, oct. 2019).
- Cette imposture se traduit notamment par un décalage confondant – sans doute ancien (“je vote pour le plus con”), mais particulièrement généralisé sous l’ère Hollande – entre les compétences reconstituables des responsables politiques et les missions qui leur sont confiées. Ainsi, Myriam El Khomri présente ces jours-ci rien de moins qu’une réforme du code du travail (L’Express, 04/11/15), alors que lorsqu’elle a été nommée ministre du travail voici deux mois seulement, il était admis comme une évidence qu’elle ne connaissait RIEN au code du travail (24 heures après la mise en ligne de la présente note (04/11/15), la ministre s’est fait piéger par un journaliste en se révélant incapable de préciser un point central sur les contrats à durée déterminée…) : quand Napoléon a confié à Portalis la rédaction d’un Code civil, ça a pris à ce dernier un peu plus que deux mois (4 ans…) alors que sa réputation comme juriste n’était plus à faire (et sachant qu’il est souvent plus difficile de réformer l’existant que de créer de novo, comme illustré, de façon contemporaine également, par les effarants cafouillages fiscaux du même gouvernement)… Dans l’ordre de l’abîme entre les compétences reconstituables et les missions confiées, il y avait jusqu’à présent le cas Belkacem, chargée d’une révolution éducative quasiment sans précédent alors que ses performances universitaires se résument pour l’essentiel à un échec à l’ENA et que sa créativité intellectuelle n’a rien trouvé de mieux pour s’exprimer qu’une longue carrière de porte-parole – au service notamment de Ségolène Royal qui ne peut quand même pas être tenue pour un phare de la pensée… Pour respecter l’exigence de parité (il faut faire gaffe par les temps qui courent…), on pourrait évoquer l’inénarrable Bartolone, mais ce sera pour une autre fois.
- Dans l’histoire, certes, la faveur du Prince ou l’impératif d’alliances politiques ont parfois justifié des nominations douteuses. Mais, à y regarder de plus près, le petit jeu auquel Hollande se délecte semble relever d’une autre logique, qui est celle de la télé-réalité: promouvoir l’incompétence d’autant plus spectaculairement qu’elle est patente. Ça stimule l’espoir – quand il n’y en a aucun autre…
- Tout en prétendant interdire aux restaurateurs de confectionner eux-mêmes leurs fonds de sauces!…