(…) Sur le seul exemple du risque thrombo-embolique (on aurait pu en trouver bien d’autres), je viens d’illustrer en trois épisodes, étalés sur plus de cinquante ans, l’incroyable légèreté réglementaire, scientifique et éthique avec laquelle les professionnels de santé, dans leur immense majorité, ont autorisé, prescrit et délivré des produits pharmaceutiques pourtant radicalement défectueux1, destinés à des femmes jeunes et en parfaite santé ; il me suffira encore de trois saynètes, réparties sur le même intervalle chronologique, pour insinuer que derrière l’argumentaire controuvé de « l’émancipation » féminine, la promotion de la contraception médicalisée pourrait être bien plus glauque – et nettement moins « philogyne » que le corps médical (et ses groupies) n’aimerait le faire accroire.
La première de ces petites scènes est formellement datée du 31/01/2002, mais concernée par la situation des femmes avant l’ère bénie de la contraception orale (c’est-à-dire, pour nous Français, la loi Neuwirth qui date du 28/12/1967) telle qu’évoquée par Libération à l’occasion d’un compte rendu d’un livre signé Xavière Gauthier, suggestivement intitulé Naissance d’une liberté, et consacré au « récit très réel et très triste, parfois insoutenable, de la vie sexuelle des femmes condamnées par la collectivité, l’Église et l’État à enfanter envers et contre tout » (c’est moi qui souligne). Il faut avouer, dixit l’auteur de cet ouvrage que l’on voudrait croire pince-sans-rire, que, jusqu’aux « années 1970 », les femmes – depuis la plus haute Antiquité, apparemment – « avaient une si mauvaise opinion d’elles-mêmes qu’elles acceptaient leur sort », pas moins : la question n’est pas abordée de front dans l’article, mais par recoupements avec d’autres textes sacrés de l’émancipation féminine2, on pressent qu’en autres humiliations, « les » femmes devaient accepter d’être prises en levrette – au lieu de chevaucher gaillardement leur partenaire comme fait désormais d’instinct n’importe quelle femme tant soit peu « libérée »… Blague à part et toujours selon l’auteur (c’est encore moi qui souligne), « il faut lire les lettres adressées encore dans les années 1960 au Planning familial par des femmes désespérées. Une mère de trois enfants qui dit : “Mes accouchements se sont horriblement mal passés, je ne peux pas avoir un quatrième enfant, j’ai supplié mon mari de prendre une maîtresse.” (…) “On a déjà deux enfants, mon mari m’a dit ‘si tu es encore enceinte, je te plaque’ (…) Il m’a plaquée. Mais docteur, il faut le comprendre, il n’en pouvait plus des enfants” ». Bref et pour résumer – « c’est un peu comme pour l’extermination des Juifs », si ! si ! – les jeunes à c’t’heure n’ont plus la moindre idée de ce qu’était la condition des femmes jusque voici pas longtemps et ils ne se rendent simplement pas compte de ce qu’ils doivent au miracle de la pilule et à la libéralisation de l’avortement.
- La première difficulté avec ce récit panégyrique jusqu’à l’exaltation, c’est que la « réalité » qui s’y trouve narrée est en flagrante contradiction avec les données historiques disponibles attestant que la natalité française n’a cessé de dégringoler depuis la fin du XVIIIe siècle et que le nombre d’enfants par femme n’a pas significativement diminué après l’autorisation de la contraception orale, par rapport à ce qu’il était juste avant3.
- Une autre difficulté tient à la sélectivité orientée du récit : pas un mot sur la coïncidence troublante entre l’épiphanie d’une contraception censément idéale et l’entrée en force du capitalisme pharmaceutique dans la chambre à coucher, moyennant quelques arrangements avec l’éthique et la réglementation pharmaceutique. Pas un mot sur les ratés de l’iatrogénie contraceptive tels qu’ils ont été brièvement évoqués à la section précédente. Pas un mot, non plus, sur le troublant sadisme des centres de planning familial où, au déclenchement d’une petite lumière verte, les femmes candidates à leur « émancipation » étaient tenues de sortir de la salle de déshabillage pour se présenter entièrement nues devant des individus en blouse blanche qu’elles ne connaissaient ni d’Ève, ni d’Adam : quitte à évoquer les humiliations des camps…
- La troisième difficulté – qui est également celle du livre de Shorter – c’est l’incroyable arrogance et l’abyssale inculture qu’il faut à certain(e)s contemporain(e)s pour, sans la moindre distance critique ou historique, présenter comme radicalement inhumaine la vie sentimentale et sexuelle « des » femmes du passé même proche, en une entreprise proprement délirante (« un peu comme pour l’extermination des Juifs ») qu’à juste raison, l’historien Christopher Lasch qualifiait pour sa part de « diffamation à l’égard de nos mères et grands-mères (…) » en soulignant qu’elle n’était pas étayée par « les documents historiques »4 : elle n’est pas non plus étayée par les conversations que l’on peut encore avoir avec les Anciens – ceux et celles qui ont connu la période avant la loi Neuwirth.
Certes, il y a toujours eu des situations individuelles de misère sexuelle, mais il y en a encore aujourd’hui – il suffit, là aussi, d’écouter tant soit peu ce qui se dit autour de soi – et ce n’est certainement pas un article comme celui de Libération qui nous convaincra du contraire : car qui croit sérieusement que ces pauvres femmes citées comme témoins pour avoir été continûment traitées en vide-couilles par leur mari aient eu quoi que ce soit à gagner en accomplissement érotique ou en « émancipation » une fois réunies les conditions pour que ce dernier puisse continuer à éjaculer de façon réflexe, mais cette fois sans risque – sachant de plus que comme on va le voir dans un instant, les conditions en question ne sont rien de moins que celles d’une castration chimique (cf. déjà note 16) ? Même plus peur de servir de cloaque aux génitoires de mon Seigneur et Maître (« il faut le comprendre… ») – merci Madame Sanger, merci Monsieur Pincus !… Et c’est sur la base de ça qu’on voudrait nous faire croire que le jour de Jouissance est arrivé5 ?
Que, dans un canard comme Libération normalement acquis à la promotion de toutes les émancipations, un texte aussi frénétiquement débile ait pu être publié (sur deux pages…) sans susciter, apparemment, la moindre réserve de quelque membre que ce soit du comité de rédaction (ni, apparemment, la moindre protestation des lecteurs), en dit tristement long sur l’état d’imbécillité profonde où sont désormais plongés les contemporains dès qu’il s’agit de penser, de façon intellectuellement autonome et si peu que ce soit, le contrôle de leur fertilité. On examinera au chapitre 3 s’il existe des indices sérieux pour estimer qu’aujourd’hui et en moyenne, la vie sexuelle des gens serait plus épanouie que dans le passé. Mais sur la base de cet article, on entrevoit déjà l’étrange falsification par laquelle un certain féminisme peut entretenir l’idée fixe d’une « émancipation », en recouvrant des constats pourtant accablants et d’interprétation univoque d’une rhétorique de « libération » assez triomphante et stéréotypée pour qu’elle s’impose à tous et que plus personne n’ait l’énergie, et encore moins l’audace, de se lever pour protester : Big Brother, vous disiez (cf. note 21 de l’Introduction)6 ?
Ma deuxième saynète nous est encore fournie par Libération (11/04/99), qui n’a jamais eu peur de tenir son rang en matière de bêtisier Bobo (lequel – la chose n’est pas un hasard – a plus souvent qu’à son tour partie liée avec la médicalisation sous toutes ses formes actuelles). Il s’agit d’une interview de Joëlle Brunerie-Kauffmann, gynécologue et vice-présidente de la Ligue des Droits de l’homme : après avoir déploré un « désintérêt général pour la pilule »7, elle assène – en le répétant deux fois (il ne peut donc s’agir d’un lapsus)8 – que « actuellement, les pilules n’ont pas d’effet secondaire » (c’est moi qui souligne). À la lumière de ce qui a été narré à la section précédente à propos de la drospirénone, on relèvera comme assez plaisant que l’exemple choisi par notre spécialiste pour railler les fausses craintes des femmes relativement à la pilule serait qu’elle ferait grossir : « or, ce n’est pas vrai » assène-t-elle derechef, sans anticiper que, quelques mois plus tard, la mise sur le marché de Yaz® et de Jasmine® allait ouvrir à ses collègues gynécologues du monde entier un champ promotionnel voué au succès que l’on a dit concernant le risque de prise de poids avec toutes les pilules… sauf ces deux-là… Patente (j’y reviendrai de toute façon au chapitre suivant), l’escroquerie intellectuelle du discours s’alourdit de trois circonstances aggravantes – particulièrement significatives pour mon propos.
- L’auteur de cette désinformation est « gynécologue médicale », c’est-à-dire (comme elle a pris soin de l’expliquer elle-même) l’un de ces médecins spécialistes « qui s’occup[e]nt de contraception au quotidien » – c’est dire… Eu égard à la désinformation effrontée à laquelle elle se livre ce nonobstant, on se demande ce que ça doit être avec les autres médecins – ceux qui prescrivent mais sans être spécialistes, sans s’occuper de contraception au quotidien, et dont les éventuels mensonges dans le cadre du colloque singulier ne sont pas susceptibles d’être portés par la presse à la connaissance durable de centaines de milliers de personnes. Et l’on ne peut que s’interroger sur la sélectivité de l’IGAS qui s’alarme, dans son rapport de 2009, quant à la « quantité d’informations de qualité ou fiabilité douteuses (…) sur ces questions, facilement accessible sur les sites internet ou les forums de discussion » (p. 5) : il n’y a pas besoin d’aller sur Internet pour se faire désinformer en matière de contraception orale – il suffit de consulter un spécialiste… On peut également s’interroger sur l’inertie de l’Ordre des médecins au regard du code de déontologie qui stipule que « Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose » (article R. 4127-35 du Code de la santé publique).
- L’auteur de cette désinformation est vice-présidente de la Ligue des Droits de l’homme : il n’y a pas besoin de militer si haut pour savoir – on vient de le rappeler – qu’en médecine, la loyauté de l’information délivrée conditionne le consentement d’une personne à son traitement. Il faut donc croire – on y revient – que dès qu’il s’agit des femmes et de leur corps, tous les écarts à la règle sont permis, même quand il s’agit des principes éthiques ou juridiques les plus intangibles…
- L’auteur de cette désinformation est elle-même une femme : par contraste, notamment, avec l’éminence de son engagement politique, la grossièreté des mensonges qu’elle profère sans le moindre état d’âme est un élément de réfutation à l’endroit de ceux qui, sans s’illusionner sur la misogynie originelle de la médecine, se plaisent à penser que la féminisation de la profession ne saurait qu’être profitable à la cause des femmes.
Ma troisième et dernière saynète est toute récente, puisqu’elle provient d’une interview apparemment donnée en novembre 2011 au micro d’Europe 1, mais encore évoquée sur le site de la station en date du 24/05/12, à l’occasion de la remise aux autorités d’un rapport sur la contraception et l’interruption volontaire de grossesse (IVG) chez les adolescentes, confié au professeur Israël Nisand, gynécologue obstétricien au CHU de Strasbourg. Pour ce dernier, qui est l’un des « experts » ès contraceptions les plus consultés par les autorités (et par les médias), « le corps médical doit changer et aller plus vers des contraceptions indépendantes de la volonté » (c’est moi qui souligne).
Nous y voilà : cinquante ans de contraception orale, hystériquement présentée comme une avancée majeure vers l’émancipation – et le respect – « des » femmes, pour finalement en venir à plaider que le mieux, ce serait quand même de trouver un moyen de les réduire au statut de femelles décérébrées tout juste bonnes à écarter les cuisses quand il faut. Ah ! Monsieur Freud… Dans la première interview de Libération, c’étaient des malheureuses à bout qui fantasmaient d’être le réceptacle passif des ardeurs masculines fussent-elles brouillonnes ; aujourd’hui, ce sont les plus éminents promoteurs de la « libération » féminine (entendez : de la contraception médicalisée, puisqu’il paraît que c’est la même chose) qui reprennent le fantasme sans un frémissement d’appréhension – ni le moindre scrupule de décence. Cependant, s’il s’agit ainsi de contourner « la volonté » des femmes relativement à leur fonctionnement psycho-physiologique le plus intime, on fait quoi du mémorable slogan : « mon corps est à moi » ?…
(…) Au début de cette section, nous avons commencé par constater que la promotion militante de la contraception orale peinait, en pratique, à justifier par des témoignages convaincants sa promesse d’une « révolution sexuelle » assortie d’un progrès dans la reconnaissance de la « dignité » féminine, tandis qu’elle ne reculait pas devant les mensonges les plus grossiers pour en dissimuler les risques. Nous venons d’établir à présent que, dans la tradition médicale séculaire dont nous avons évoqué la genèse au Chapitre 1, la femme conforme à cet idéal de contraception médicalisée ne pouvait exister comme sujet 9. Il n’est nul besoin d’entrer dans une réfutation experte pour démasquer l’escroquerie du discours véhiculant ce fantasme effrayant, laquelle ressort bien plus simplement de ce que j’ai décrit ailleurs comme « critères intrinsèques » de crédibilité10, à savoir en l’espèce : sa formidable incohérence jointe à une invraisemblance dont l’étanchéité au ridicule ne laisse pas d’impressionner.
C’est par excès de langage que j’ai évoqué Bécassine dans le titre de cette section. Si nunuche soit-elle, la petite héroïne bretonne a forcément beaucoup appris sur la sexualité en regardant autour d’elle – dans la cour de sa ferme, dans les champs, ou sur les bottes de foin dans la grange : personne n’aurait eu l’audace de la baratiner comme c’est devenu aujourd’hui si naturel avec les contemporaines, sous prétexte de leur « émancipation »…
Document joint
- Selon la définition légale, est défectueux un produit qui « n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre » (art. 1386-4 du Code civil). Je laisse aux utilisatrices le soin de décider si les trois épisodes que je viens de narrer correspondent effectivement à leurs attentes « légitimes » de sécurité.
- Cf. note 18 de l’Introduction.
- Leridon H et coll, La seconde révolution contraceptive. La régulation des naissances en France de 1950 à 1985, INED, Travaux et documents, cahier n° 117, PUF, 1982.
- Lasch Ch, Les femmes et la vie ordinaire, op. cit., p. 217.
- Car, insistons-y, Libération n’est pas dans l’émotion du moment historique qui pourrait excuser quelques excès de langage : il s’agit de célébrer, avec quarante ans de recul, la « Révolution » sexuelle qui a ainsi permis aux éjaculateurs précoces de décharger sans souci du lendemain (sachant, en tout état de cause et pour couper court aux arguties sémiologiques, qu’une éjaculation est toujours trop « précoce » dès lors que son acteur ne peut en assumer les conséquences)…
- « La guerre, c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force » (Orwell G, 1984, Gallimard-Folio, 2011, p. 41). Les tyrannies ont toujours su faire abjurer par la force, et contraindre sous la menace les gens à faire semblant de tenir des vessies pour des lanternes ; mais il n’y a qu’une autorité matriarcale pour contraindre les gens à adhérer de tout leur cœur aux plus énormes falsifications du Réel (« La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother » : p. 391) : c’est bien l’exigence implacable d’une telle participation affective qui donne son effrayante spécificité au personnage de Big Brother.
- On note que d’après le Rapport IGAS (2009) déjà cité, la contraception orale concerne, en France, à peu près 60% des femmes en âge de procréer – ce qui fait un peu beaucoup pour un « désintérêt général » : mais quand il s’agit d’émouvoir Bécassine pour la bonne cause, toutes les exagérations rhétoriques sont bonnes à prendre…
- Elle va encore récidiver en soutenant que « la pilule du lendemain n’est d’aucun danger pour la santé » – ce qui reste à démontrer…
- On relèvera en passant que cette nécessité d’exclure la femme comme sujet provient d’une conviction médicale aussi ancienne inébranlable : la femme est toujours responsable des malheurs qui s’abattent sur son corps (Knibiehler Y et Fouquet C, op. cit., p. 112 et 124), et cela reste vrai pour les échecs de la pilule qui sont de façon quasi automatique rapportés à un « oubli » – sans la moindre réflexion rigoureuse sur les véritables limites du procédé (cf. la fin du présent chapitre).
- Girard M, Alertes grippales (…), op. cit., p. 51.