À partir d’un article récent concernant une « start-up » hollandaise qui se propose d’aider les malades en fin de vie à intégrer des essais cliniques susceptibles de tester « l’innovation » miracle quoique pas encore commercialisée, le site Atlantico m’a adressé trois questions. Comme à mon habitude, j’ai commencé par répondre au fil de mon inspiration, avant d’élaguer sans pitié pour me conformer aux contraintes de volume (5 000 signes) qui m’avaient été fixées : il existe donc une version longue et une version abrégée de cette interview. Celle-ci ayant été publiée par Atlantico, mes visiteurs trouveront ci-après une version un peu plus longue des réflexions qui m’ont été inspirées par ces questions : il va de soi, cependant, qu’on aurait pu en dire beaucoup plus.
Q1 – myTomorrows fournit aux médecins et aux patients qui n’ont pas la possibilité de participer à des études cliniques un accès à des médicaments innovants en voie de développement.” Le but affiché de cette start-up néerlandaise : aider les personnes condamnées par la maladie à courte échéance, et pour lesquelles il n’existe pas encore de traitement sur le marché, à tenter le tout pour le tout grâce à des médicaments n’étant pas encore passés par toutes les étapes de validation. Quelle est l’importance de la demande de ce type de service chez les patients en fin de vie et chez les médecins ? Cette start-up vient-elle effectivement remplir un vide ?
À l’heure actuelle et pour autant que je sache, le problème de la recherche pharmaceutique n’est pas la difficulté des patients pour trouver des essais cliniques, mais la difficulté des fabricants pour recruter des gens afin de remplir les contraintes des essais innombrables générés par une créativité brouillonne qui n’a pas grand-chose à voir avec la véritable « innovation ». C’est l’une des raisons qui portent l’industrie pharmaceutique à délocaliser ses essais dans les régions du monde les plus reculées où – avantage complémentaire – les contrôles techniques et éthiques y sont encore allégés. Comme me le disait voici déjà longtemps un responsable chargé d’implémenter un pôle d’essais cliniques dans un pays d’Europe centrale : « quand tu as un projet à 40 millions d’euros et que, moyennant 100 €, tu peux obtenir ce que tu veux de n’importe quel fonctionnaire au ministère de la santé… »… Pour ce qui concerne plus précisément les cancers, Nicole Delépine a répétitivement dénoncé – sur votre site, notamment – la scandaleuse quasi-interdiction qui est désormais faite aux malades, même en France, de refuser d’être inclus dans un essai. Il me semble donc que la publicité faite autour de cette start-up hollandaise tend singulièrement à brouiller les véritables enjeux.
Le fantasme du « tout pour le tout » a probablement toujours existé dans toutes les situations médicales désespérées, et s’est incarné dans des pèlerinages (cela existe encore, à Lourdes par exemple), des oblations, des recours à la sorcellerie ou aux rebouteux, etc. Il ne concerne pas seulement les cancers ou les pathologies fatales, mais également les situations chroniques lourdes et apparemment sans espoir : je suis souvent interrogé, par exemple, sur les remèdes miracles – et fort onéreux – de la sclérose en plaques, dont on trouve de multiples offres sur Internet ; il y a aussi pas mal de choses sur les « intoxications par les métaux lourds », supposées rendre compte de divers états chroniques, de l’autisme à la fibromyalgie… Il est évident que les situations humaines sous-jacentes excitent les convoitises les plus viles, l’esprit critique des gens étant émoussé par leur détresse : de toujours, ce domaine de l’incurable a représenté un lieu de prédilection pour les « charlatans » (il serait intéressant de faire une histoire des réglementations à ce sujet). Paradoxalement, cette situation traditionnelle est aggravée, à l’heure actuelle, par toute une propagande – évidemment intéressée – visant à vanter les pouvoirs de « la Science » et de la médecine, dans le contexte d’une « culture du narcissisme » (Ch. Lasch) qui promeut l’hypocondrie et flatte l’impuissance infantile où se trouve le consommateur moyen d’affronter avec un minimum de sérénité l’inéluctabilité de la mort. Votre problème, ce n’est pas que vous êtes malade et que, le cas échéant, vous allez mourir : c’est que vous n’avez pas encore trouvé le bon partenaire pour empêcher ça – et on est là pour vous aider à l’identifier…
Dans le cas du site dont vous me parlez, on y retrouve exactement la manipulation déjà dénoncée par Boorstin dans son livre classique (qui date de 1961 1) : après avoir désespérément cherché un essai clinique dans l’espoir d’un miracle, le père du créateur de ce site est mort – ce qui, jusqu’à plus ample informé, est quand même le destin de tous les pères (entre autres…)… Aucun indice, aucune information ne permettent de penser que ledit père soit passé à côté du médicament miracle qui aurait contrarié cette issue : mais en clamant – évidemment sans la moindre preuve – qu’il aurait pu le trouver, on crédibilise qu’il devait exister. Sur ce type de manipulation rhétorique, Boorstin parle de « prophétie auto-réalisatrice » : en langage moins philosophique, on retombe sur la notion de foutage de gueule…
Cette start-up ne vient donc pas « remplir un vide » : elle s’inscrit dans d’innombrables tentatives du même ordre qui visent à faire de l’argent d’une part sur le tragique de la vie, d’autre part sur la contrainte où se trouve l’industrie pharmaceutique de procéder, quand même, à un minimum d’essais – même si lesdits essais sont menés en dépit du bon sens, et sur les médicaments qui tiennent plus de l’escroquerie que de l’innovation. Vous remarquerez d’ailleurs cette autre prophétie auto-réalisatrice du « médicament innovant en voie de développement » : s’il est encore en développement (c’est-à-dire en train d’être évalué), d’où tire-t-on que ce serait une « innovation » – et pas simplement un bide parmi d’autres2 ?…
Q2 – myTomorrows se présente comme une plateforme facilitant les formalités administratives et légales, ainsi que les échanges entre les personnes et les laboratoires. Certains traitements peuvent ainsi être utilisés sur des patients en phase terminale au bout de seulement sept ans de développement, alors que leur mise sur le marché peut prendre le double de temps. Quelles sont les potentialités de réussite de cette nouvelle approche dans le traitement ?
Le développement des médicaments est un métier, qui exige trois qualités principales : une créativité technico-scientifique (on est – quand même ! – supposé « faire de la recherche »), un respect scrupuleux de la réglementation, une éthique intransigeante (notamment pour faire face aux situations imprévues qui renvoient aux « trous » de la réglementation). Toutes qualités naturellement peu développées chez les monstres froids où se recrutent les financiers qui font désormais la loi dans la pharmacie industrielle. Tout leur est bon, par conséquent, pour dénigrer les très modestes contraintes qui s’opposent encore à leur gloutonnerie sinon sans limite : le maximum d’argent (« retour sur investissement ») dans le minimum de temps3.
Il est absolument faux qu’un développement clinique exige une quinzaine d’années : les vaccins contre la grippe H1N1 ont été préparés en quelques semaines – avec les conséquences que l’on sait –, Gardasil a court-circuité les étapes cruciales du développement clinique (fast-track) alors que ce produit ne répondait quand même pas à un besoin majeur de santé publique. Il existe, d’autre part, des procédures réglementaires (autorisation temporaire d’utilisation) qui permettent de distribuer un produit censément prometteur avant qu’il ne soit formellement autorisé. Mais pour se limiter aux cancers, la pharmacopée est pleine « d’innovations » hors de prix dont l’intérêt attend encore d’être démontré avec un minimum de sérieux.
L’enjeu n’est donc pas de « réussir » – c’est-à-dire de faciliter la mise à disposition de produits effectivement innovants – mais d’accélérer le retour sur investissement, quitte à gaver les malades de produits douteux, voire franchement toxiques : pourquoi croyez-vous que les femmes souffrant d’un cancer du sein métastatique meurent davantage que les autres quand elles sont traitées par Avastin ?
Q3 – Certains esprits chagrins pourraient avancer que myTomorrows représente un excellent pré-test pour les produits des laboratoires. Les mourants deviendraient des cobayes ? Quels problèmes d’ordre éthique cela pose-t-il ?
Pour que les mourants deviennent des « cobayes », encore faudrait-il que ceux qui les incluent dans les essais cliniques aient le minimum de compétence nécessaire pour « expérimenter » les médicaments qui leur sont administrés – ce qui n’est évidemment pas le cas. Pour parler d’un domaine que je connais bien – les effets indésirables des anticancéreux (pharmacovigilance) – tout est organisé aujourd’hui pour qu’on les confonde avec l’évolution naturelle de la maladie et qu’on ne puisse, par conséquent, ni les évaluer, ni les inventorier : l’histoire Avastin dont je parlais plus haut est une parfaite illustration de cette lamentable situation.
Le véritable problème d’ordre éthique est que, si allégée qu’elle soit grâce aux « experts », aux Parlementaires et aux « lanceurs d’alerte » à la solde de Big Pharma, la réglementation pharmaceutique représente encore une contrainte intolérable pour les prédateurs financiers. Pour ce qui concerne le créateur du site dont vous me parlez, la question est de savoir si c’est un idiot utile ou un escroc : sur la base de mon expérience, je pencherais pour la seconde hypothèse, sachant de toute façon – et l’on pourrait citer d’autres noms cette fois bien français – qu’elle n’est pas exclusive de la première.
- Le triomphe de l’image, Lux Éditeur pour l’édition française, 2012).
- On retrouve là une autre légende à propos de laquelle je suis souvent interrogé, celle du dénommé Gernez, que je n’ai pas eu l’honneur de connaître personnellement : ce dernier est réputé avoir trouvé le traitement miracle du cancer, mais avoir été scandaleusement empêché de procéder aux essais cliniques qui aurait permis de valider une panacée aussi clairement incompatible avec les intérêts de Big Pharma. D’où la question immédiate : si les essais cliniques adéquats n’ont pu être menés (quelles qu’en soient les raisons), comment sait-on que le traitement en question fonctionnait ? Sur cet exemple, on voit que le fantasme du « médicament miracle » n’est pas une exclusivité des lobbies pharmaceutiques, mais qu’il renvoie à quelque chose de bien plus fondamental dans l’imaginaire de la thérapeutique.
- Historiquement, l’attaque en règle contre les contraintes réglementaires du développement pharmaceutique a été lancée, dans les années 1980, par des lobbies gays toujours prompts à n’importe quelle démonstration médiatique pour exiger la suspension des règles en vigueur à la moindre observation anecdotique d’une possible (et potentiellement transitoire) amélioration d’un patient souffrant du SIDA. Vingt ans après, il est toujours stupéfiant de voir l’autocélébration béate organisée par ces activistes autour d’un travail de sape aussi désastreux et qui, fonde, exemple parmi d’autres, les passe-droits ayant permis la mise sur le marché de Gardasil. Il suffit d’aller sur le site des organisations concernées pour constater qu’au-delà des anathèmes démagogiques et convenus, elles ont suffisamment mérité de Big Pharma pour justifier une régularité de financements non négligeables…