RÉSUMÉ – Un extrait de presse consacré aux vertus présumées du « pardon » chez les gens qui ont fait l’objet de maltraitance dans leur enfance m’a inspiré les lignes qui suivent, tirées d’une longue réflexion et d’une certaine pratique. Elle va plutôt à contre-courant du discours dominant sur le sujet, et c’est pourquoi j’espère qu’elle peut être utile aux victimes de maltraitance parentale.
Table des matières
Introduction : un impératif qui semble aller de soi
Je n’ai pas la télé et n’avais jamais entendu parler de lui : mais j’apprends par Google qu’un animateur de télé aurait consacré un livre à « dévoiler son passé d’enfant battu ». Je suis forcément désolé pour lui, mais entends plutôt réagir ici à un article du Figaro (15/02/2018) soutenant que l’intéressé « dit avoir fini par comprendre et a pardonné ».
Dans les lignes qui suivent, qui ne déparent pas sur un site où l’on a déjà consacré une certaine énergie à essayer de comprendre la morale implacable des contes, je voudrais m’adresser tout particulièrement aux victimes – hélas nombreuses – de maltraitance infantile (qu’elle fût physique ou psychologique, ou les deux) qui se sentent écrasées par une exigence de « pardon » dont l’article cité ci-dessus fournit une nouvelle illustration – encore renforcée par la brièveté du propos : tout se passe comme si cet impératif de pardon allait tellement de soi qu’il n’y aurait nul besoin d’en justifier la nécessité.
Or, il ne va pas de soi.
Une culpabilité inversée
Je n’ai pas le temps, et ne crois pas utile pour mon propos, d’inventorier les innombrables témoignages – publics ou privés, médiatisés ou relevant d’échanges privés – attestant que la consigne qui prévaut en matière de maltraitance infantile, c’est de « pardonner » – à la rigueur via l’exigence d’aller mendier une discussion censément salvatrice avec le ou la responsable de toutes ces violences (pour autant qu’il/elle soit encore en vie) : « il faut que tu ailles parler avec lui/elle ». Je suis au regret de soutenir que ce point de vue est d’une insoutenable cruauté.
À sa naissance et bien longtemps ensuite, le petit Homme1 est inachevé : il ne saurait survivre seul et, encore moins, accéder à l’humanité sans le soutien d’autres humains plus âgés. Il s’avère que disposer d’un parent est une articulation tellement essentielle à la constitution psychique de ce petit Homme que, confronté à une carence affective, ce dernier choisit le plus souvent de sauvegarder à tout prix l’image du parent, quitte à se sacrifier lui-même pour justifier ce désamour parental. Certes, il est archi-courant d’entendre un gamin dire à son père ou à sa mère : « je ne t’aime plus » mais, de mémoire, je n’ai jamais entendu un Petit dire, et à bon escient de surcroît : « Papa (ou Maman) ne m’aime pas ». Car s’il ne m’aime pas, c’est qu’il ME manque quelque chose pour être digne de son amour – et certainement pas parce que lui (elle) n’en est pas capable.
Alors donc que sa survie a imposé au plus petit d’inverser le réel et de saborder l’estime de soi pour préserver l’image de ses parents, on aperçoit mieux l’insigne cruauté consistant à lui enjoindre, encore des décennies plus tard, de s’enferrer dans la même inversion en accréditant que ce serait à la victime de pardonner… Comment imaginer un seul instant qu’un déni aussi inique pût avoir le moindre effet authentiquement réparateur ?
Soit dit en passant, il serait utile d’examiner l’injonction du pardon d’un point de vue historique ou anthropologique : il est des sociétés, il fut des époques pas forcément lointaines où celui qui avait fauté devait expier, parfois durement. Chez nous, même s’il est possible de reconnaître un vague héritage religieux dans la décrédibilisation de la rancœur, je me permets de rappeler qu’en bonne logique chrétienne, il ne saurait y avoir de pardon sans le préalable d’une pénitence – et si possible d’une vraie… Or, elle est où l’exigence de pénitence quand on pose comme allant de soi que c’est la victime qui devrait prendre l’initiative d’un « pardon » ?
Une exigence inique de compassion à l’endroit du perpétrateur
Une autre violence (qu’on entend souvent dans les prétoires) consiste à persuader la victime que le parent maltraitant n’aurait fait que reproduire les violences que lui-même aurait subies dans son enfance : c’est pas sa faute, quoi. Mais à côté de l’impératif d’être aimé qui conduit à reconstituer que si on ne l’a pas été, c’est qu’on n’en était pas digne (cf. ci-dessus), le petit Homme fantasme naturellement la toute-puissance de ses parents (« mon papa, il est gendarme ») : il ne peut concevoir qu’au lieu d’être naturellement protégé même contre l’inconcevable, son père ou sa mère se soient contentés de l’impliquer – et rétrospectivement – dans les violences qu’eux-mêmes ont subies. Alors qu’il imagine que le parent se battrait à mort pour défendre sa progéniture, il ne peut envisager que ce dernier n’ait d’autre option que de se transformer en tortionnaire sadique au seul motif qu’on n’a pas été assez gentil avec lui… Il ne peut comprendre qu’au lieu d’être mis à l’abri, il se trouve utilisé comme bouclier de son protecteur naturel.
Sachant de plus que ces violences n’étaient pas nécessairement insurmontables : ce n’est pas parce qu’on a eu une mère acharnée à humilier sa fille qu’on est soi-même excusé(e) d’humilier la sienne, surtout quand elle est adorable… La notion « d’identification à l’agresseur » ne justifie en rien le potentiel d’agression supposé en découler : pour le même prix, on pourrait se retrouver excessivement compatissant d’avoir été excessivement brutalisé2.
L’irréparabilité du passé
À supposer, par hypothèse, que le parent maltraitant ait pris conscience de sa méchanceté (ce qui, d’expérience, est rarement le cas), ça changerait quoi, au fond ? Ce qui a manqué à la victime, c’est recevoir l’attention appropriée de la personne appropriée au moment approprié. Quand tel ne fut pas le cas, le mal causé est tout bonnement irréparable : on ne satisfait pas, à 30 ans ou bien plus tard encore, les besoins inassouvis d’un enfant de 3 ans…
Car telle est la dure loi de notre histoire affective : le passé est, par essence, le domaine de l’irréparable – et le psychisme ne connaît pas la machine à remonter le temps. C’est une illusion tragique3 d’imaginer qu’une psychothérapie quelle qu’elle soit, même bien faite, ait le moindre pouvoir de réparer le passé. Tout au plus – et dans les bons cas – peut-elle aider à ne plus laisser le passé contaminer l’actuel (et, encore moins, l’avenir).
Une bonne psychothérapie, au fond, c’est installer sur le chemin de la vie un panneau « sens unique » : il y a le passé, il y a l’avenir et, entre les deux, il y a le présent. On ne revient jamais en arrière : on peut juste essayer de s’en désincarcérer : faire le deuil de ce qu’on n’a jamais eu, et qu’on n’aura jamais.
Conclusion : la guérison quand même
Il arrive cependant qu’une psychothérapie produise quelque chose de fort et qu’on serait tenté d’assimiler à une guérison – du moins dans les limites de l’humainement possible.
Il s’agit d’écouter le patient avec bienveillance, sans jamais sous-entendre qu’il va trop loin dans la haine, voire sans craindre de lui suggérer les mots qu’il n’aurait pas osé utiliser spontanément pour exprimer l’indicible4.
Soudain – ça ne vient pas tout de suite et ça arrive souvent à l’improviste –, on apprend que l’ex-enfant battu est allé rendre visite à son tortionnaire à l’EHPAD ou ailleurs, qu’il lui a donné un coup de main à l’occasion de telle ou telle démarche.
Tout cela n’a rien à voir avec la compassion, encore moins avec le « pardon », mais relève simplement de la pitié – c’est-à-dire, si l’on en croit Michel Zink – d’un sentiment qui s’enracine dans « l’apitoiement » sur soi-même5. L’ex-enfant battu aperçoit soudain que ce vieillard décati, c’est potentiellement lui, plus tard : on est dans une solidarité d’espèce bien davantage que dans une impossible réparation.
Ce qui signe la guérison, c’est la conscience soudain survenue du temps écoulé – de ce fameux « sens unique » chronologique que j’évoquais plus haut : la question n’est pas d’inventer quelque pardon ou quelque réparation que ce soit, mais de s’inscrire dans l’actuel pour conscientiser, au point de le vivre en actes, que les horreurs du passé relèvent effectivement du passé. Cela ne signifie pas forcément que, sous l’effet du vieillissement, le perpétrateur de la maltraitance se soit amendé, car on voit des gens qui, jusqu’à leur lit de mort, suintent la méchanceté ou l’incapacité de ne pas nuire : cela signifie que l’objet de cette haine a peu à peu conscientisé qu’il n’y est plus vulnérable. Simplement parce que, depuis l’enfance, il est devenu un grand et que, quelque énergie qu’y consacre le perpétrateur, ce dernier ne peut plus l’atteindre… Parce ce qu’il/elle est devenu grand(e), justement…
Parce que la victime a eu la force de prendre congé du passé – mais sans se voir contrainte de le falsifier…
- Ai-je besoin de préciser que je parle ici d’espèce, et pas de genre ?…
- Cela est d’ailleurs fort courant : on voit ainsi des parents incapables de la moindre autorité à l’endroit de leurs enfants au motif qu’eux-mêmes ont été brutalisés par les représentants de l’autorité. On voit donc bien qu’il n’y a aucun automatisme dans le fait d’imposer à autrui ce qu’on a soi-même subi.
- Évidemment entretenue par de nombreux psy.
- Il arrive, par exemple, que même s’il n’y a pas eu passage à l’acte, on soit amené à faire comprendre au patient le caractère incestueux de ce qu’il a subi. C’est d’autant plus nécessaire que ces moments contaminés par le désir interdit du parent – quelle qu’en fût la forme – sont souvent ceux qui marquaient un répit dans l’agression : quand Maman, naturellement si impitoyable, prenait son fils à témoin de ses chagrins amoureux ou quand Papa, au lieu de cogner ou d’éructer, tapotait gentiment les fesses de sa fille…
- M. Zink. L’humiliation, le Moyen Âge et nous. Albin Michel, 2017.