RÉSUMÉ – Le 02/03/18, sous le titre « Risque iatrogène – Quelle problématique, quelle réparation, quelles procédures pour les victimes de médicaments ? », la faculté de Droit de Chambéry organisait un colloque réunissant des étudiants en droit, des avocats et des juristes. Il m’est revenu la responsabilité de prononcer la conférence introductive, sur le thème général « Un médicament est-il un produit comme les autres ? ». C’était l’occasion de proposer – enfin – les conclusions d’une méditation théorique sur mon expérience de l’expertise judiciaire, avec l’idée avouée d’en tirer (dans les limites de mon temps de parole1) une réflexion édifiante sur la nature du système. L’idée de base est double : i) le recours à l’expertise est devenu un prétexte pour permettre aux magistrats d’esquiver l’éminente responsabilité de juger ; ii) le corpus technique et réglementaire gouvernant le monde pharmaceutique étant extrêmement pointilleux, il peut néanmoins être nécessaire de le connaître avant de dire le Droit, mais les magistrats fuient curieusement les experts qui peuvent justifier de la compétence requise pour leur servir de passeurs. Je n’ai jamais caché que, sans précédent connu, mon expérience de l’expertise judiciaire française m’avait conduit aux limites de mon désir de vivre ; mais si, après une quinzaine d’années, le temps est venu d’en faire un bilan abstrait, je dirais que ma position intangible – ne jamais céder – a permis de pousser le système dans ses retranchements et d’en démasquer les pires fondements : le tableau résultant n’est pas beau – et, surtout en ce moment, devrait inquiéter tous les citoyens dotés d’un minimum de conscientisation politique2.
Table des matières
Introduction : une étude de micro-histoire
J’ai trop de respect à l’endroit des gens qui sont ici – et notamment des jeunes – pour venir parler de moi-je. Dans une optique qu’à la suite de l’historien Carlo Ginzburg, on pourrait appeler celle d’une « micro-histoire », je vais m’attacher à partir d’un vécu personnel facilement documentable, à reconstituer les dynamiques systémiques qui l’ont rendu possible.
La French touch
C’est l’économiste américain Abdelal qui a lancé la notion de French touch (la touche française) pour introduire au paradoxe d’une place française dans les institutions financières internationales (FMI, OCDE) objectivement surcadrée par rapport au poids de notre pays. Eh bien, on pourrait qualifier par la même expression le paradoxe de la place désormais occupée par les Français dans l’industrie pharmaceutique mondiale alors que, jusque voici encore très peu, notre pays y comptait pour des clopinettes, par rapport aux géants traditionnels comme les USA ou la Suisse, l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Quand on connaît l’extrême amateurisme de l’industrie pharmaceutique française jusque dans les années 1990, est-il sérieusement envisageable qu’il n’ait pas fallu plus de quelques années pour remonter un handicap aussi phénoménal dans un milieu marqué par une exigence de compétence technico-scientifique non moins phénoménale ?
Si l’on veut comprendre quelque chose à la problématique que j’ai l’honneur d’introduire ce matin, il faut lever le nez d’une actualité manipulée – qu’elle s’appelle Médiator, Lévothyrox, Dépakine, etc. – et prendre un minimum de recul historique.
Datable, en gros, des années 1930 à 1960, la révolution pharmaceutique mondiale a été réelle, fascinante même, justifiant l’évolution de ce secteur industriel vers une exceptionnelle rentabilité ; justifiant du même coup l’intérêt non moins exceptionnel de gens plus intéressés par le retour sur investissement que par la déontologie millénaire de la pharmacie : les financiers…
C’est dès 1965 qu’il est possible de dater le péché originel – plus précisément dans les considérants de la directive 65/65/CEE :
(2) Toute réglementation en matière de production, de distribution ou d’utilisation des médicaments doit avoir comme objectif essentiel la sauvegarde de la santé publique.
(3) Toutefois ce but doit être atteint par des moyens qui ne puissent pas freiner le développement de l’industrie pharmaceutique et les échanges de médicaments au sein de la Communauté.
C’était probablement la première fois, dans l’histoire de l’humanité, qu’un objectif purement mercantile se trouvait ainsi posé au même niveau que l’impératif catégorique de préserver la santé publique.
De toujours, en effet, les autorités politiques – certes avec leurs moyens – avaient conscientisé les risques auxquels leurs sujets se trouveraient exposés si on les abandonnait aux instincts mercantiles des charlatans. Qu’il suffise de comparer la duplicité de cette directive européenne à la lucidité de la Charte accordée par le roi d’Angleterre Jacques 1er à la Société Royale des Apothicaires, en 1614 :
[Attendu que] de très nombreux Empiriques ou hommes aussi incompétents qu’ignorants résidant dans la cité de Londres, qui ne sont pas bien formés aux Arts et Mystères des Apothicaires, mais fabriquent et composent nombre de médicaments malsains, nocifs, dangereux et corrompus qu’ils vendent, mettant en péril et en danger quotidien la vie des sujets de sa Majesté (…)
Incompétence, lucre et cynisme : que craignait le roi qui n’ait été tristement illustré depuis par la directive de 1965 ? Que craignait le roi qui nous éloignerait de notre sujet : que le mercantilisme pharmaceutique ne mette en danger la santé des gens ?
L’apport le plus significatif des financiers qui, depuis peu, ont pris la direction des affaires pharmaceutiques a été de conscientiser qu’il y avait beaucoup plus de bien-portants que de malades et qu’en général, ça durait moins longtemps d’être malade qu’en bonne santé. Il devenait clair que la cible commerciale des bien-portants était bien plus prometteuse que celle des malades. Mais sous quel prétexte opérer un tel revirement ? Élémentaire, mon cher Watson : la PRÉ-VEN-TION… L’attention s’est alors déportée vers mille produits présumés prévenir lesdites maladies : les antihypertenseurs, les anti-cholestérol ou anti-obésité, les traitements-sic de la ménopause et, last but not least, les vaccins… Il va de soi – il devrait aller de soi – que la problématique du rapport bénéfice/risque se trouvait bouleversée par cette nouvelle orientation : ce n’est pas tout à fait la même chose d’infliger malencontreusement des effets indésirables à quelqu’un de très malade et qui va peut-être mourir, ou à un individu en parfaite santé qui n’a quasiment aucune chance d’être atteint par la maladie contre laquelle on prétend l’immuniser.
Notez bien mon argument : je ne suis pas en train de dire que les scandales pharmaceutiques seraient une spécialité franco-française. Mais je soutiens qu’à cause de son amateurisme initial, la France – avec l’appui de ses autorités sanitaires qui rêvaient d’une industrie apte à se faire admettre dans la cour des grands, mais sans avoir les moyens intellectuels de la mettre sur les rails « à la loyale » – a joué un rôle majeur dans l’effondrement des barrières éthiques et technico-réglementaires qui, voici encore peu, allaient de soi pour n’importe quel professionnel.
Que fait la police ?
Mais si le monde pharmaceutique est aussi crapuleux que vous le dites, pourrait-on m’objecter, que fait la police ? Stoppez-moi si je dis une bêtise, mais il me semble que dans un pays raisonnablement civilisé, la police opère sous le contrôle de la justice. De telle sorte que votre question revient à demander ce que fait la justice, d’où il ressort que je ne suis pas sorti du sujet qui m’a été fixé…
Lorsque vers le milieu des années 2005, le Pôle santé me demanda une expertise « de synthèse » sur l’affaire de l’hormone de croissance, l’instruction était ouverte depuis une quinzaine d’années, et le Procureur de Paris avait par avance annoncé aux médias qu’on allait assister à un procès « exemplaire ». Certes, on était au pénal, mais moi j’étais juste – et comme toujours – dans l’expertise. D’innombrables rapports s’étaient accumulés dans les armoires du juge – visant aussi bien le vécu de souris transgéniques importées des USA à grands frais, que la reconstitution de « lots » qui n’avaient jamais existé, selon une logique d’instruction assez difficile à appréhender pour n’importe quelle personne dotée d’une élémentaire culture pharmaceutique. Rapidement, je me rendis compte que cette hormone extraite à l’Institut Pasteur n’avait, excusez du peu, jamais obtenu la moindre autorisation de mise sur le marché – c’est-à-dire qu’en la commercialisant, France Hypophyse s’était tout bonnement adonnée à l’exercice illégal de la pharmacie.
En cherchant bien dans les armoires bondées du juge, je mis la main sur un minuscule rapport d’une vingtaine de pages, qui n’avait jamais attiré l’attention de quiconque quoiqu’il fût signé par un ancien président de la commission d’AMM : on était bien dans le sujet… Aux antipodes d’une instruction qui s’était brillamment obnubilée sur le prion – pouvait-on savoir, pouvait-on prévoir, avec ce sale bestiau identifié malheureusement trop tard ? – l’expert faisait une sorte de formation express sur les « Bonnes Pratiques de Fabrication », montrant qu’elles étaient centrées sur des procédures de sécurité non spécifiques et que, prion ou pas, l’amateurisme pharmaceutique des quasi-Nobel de Pasteur qui avaient assuré l’extraction avait maximisé le risque infectieux, d’où le pseudo-paradoxe que, bien que comptant pour moins de 2% de la population mondiale, notre pays, à lui tout seul, dépassait largement le nombre total de victimes recensées partout ailleurs. Ayant ainsi constaté que ces questions d’une très modeste technicité pharmaceutique avaient été ignorées par les magistrats du Pôle santé – pourtant « spécialisés » comme chacun sait – je repris, dans un gros rapport rédigé sous forme extrêmement didactique, l’ensemble du problème posé. À la remise de la chose, l’un des avocats de victimes me dit avec effusion : « voilà le type de rapport qui nous a manqué dans l’affaire du sang contaminé ». La juge, quant à elle, réduisit d’office – et de 90% – ma demande de taxe…
Après la relaxe de première instance, je fus convoqué devant la cour d’appel de Paris un matin, à 11h pétantes. Mais il me fallut patienter jusqu’à 17h, car l’expert qui me précédait s’était, lui, consacré à la vie et aux mœurs du prion : avocats et magistrats avaient les yeux brillants, les joues rouges d’excitation, chacun s’appliquant, par ses interventions et questions, à montrer qu’il avait parfaitement compris la subtilité scientifique de l’affaire. Personnellement, je ne pigeais à peu près rien à sa démonstration – mais je n’étais pas magistrat à la Cour d’appel de Paris… L’excitation retomba très vite quand on en vint à ma déposition : ça n’intéressait manifestement personne, et je ricanais intérieurement à l’idée que moi qui n’avais jamais ouvert un livre de droit, je me trouvais seul devant cette éminente assemblée de magistrats et d’avocats – eux aussi « spécialisés » – pour essayer de les introduire à l’idée que, dans le monde pharmaceutique aussi, il y avait des lois et des réglementations… Ils ne le disaient pas ouvertement, mais j’entendais très fort ce qu’ils pensaient – selon la formule célèbre : « casse-toi pauv’con », et je fus rapidement congédié. Après la relaxe confirmée en appel, la Cour de cassation ne trouva qu’un seul motif de cassation : l’hormone de l’Institut Pasteur n’avait pas d’AMM. Ce fut pour moi l’occasion de conscientiser la portée d’une circonstance qui m’avait vaguement échappé lors de ma déposition devant la Cour d’appel : de tous les experts, j’étais le seul que le Parquet Général avait négligé de convoquer. Le seul, pourtant, qui avait identifié sans la moindre difficulté le seul argument retenu par la Cassation pour mettre en cause la responsabilité des fabricants…
Devant la Cour de renvoi, les avocats des victimes qui avaient formé le pourvoi durent se dire qu’il fallait se recentrer autour des gens sérieux. Ils firent revenir à grands frais Prusiner, prix Nobel de médecine, qui disserta, une fois encore, sur le prion. Ils n’éprouvèrent aucun besoin de me faire convoquer. De telle sorte que la Cour n’eut, une fois encore, aucune difficulté à exonérer la responsabilité de l’Institut Pasteur ou de France Hypophyse…
Depuis lors, les juristes qui s’occupent de médicament ont-ils appris un peu de réglementation pharmaceutique ? Voici quelques semaines, à Toulouse, un juge est sorti du Palais en roulant les mécaniques pour aller demander dans une pharmacie l’ancienne formule de Lévothyrox : celle-ci s’étant avérée indisponible, le magistrat est illico retourné au Palais pour condamner le fabricant… Il semble lui avoir échappé que l’octroi, ou le retrait, des AMM n’est pas du ressort des fabricants, mais de l’administration sanitaire. Pour le dire de façon imagée, c’est comme si les Prud’hommes avaient confirmé le licenciement d’un employé qui aurait refusé de faire une livraison, mais sans prendre la peine de vérifier l’alibi du gars, à savoir qu’il n’avait pas le permis de conduire… De même, ceux qui s’occupent de Dépakine ont-ils vraiment bien compris que le libellé de la notice Vidal n’a jamais été sous la responsabilité du fabricant et que, de plus, c’est autour de ce médicament que (dans notre pays épargné par le thalidomide) nous avons appris la notion de tératogénicité : ça fait 35 ans que tout le monde savait qu’il y avait risque chez les femmes enceintes avec ce produit. La question du « dommage sans défectuosité » s’en éclaire d’autant : l’industrie pharmaceutique a sans doute beaucoup de torts, mais il ne faut pas oublier ceux des prescripteurs – et nous pourrons parler tant que vous voulez du Distilbène, que j’ai quelques raisons de bien connaître. Mais si vous êtes à la recherche d’un vrai scandale ignoré, demandez-vous par quel hasard la chercheuse de Gustave Roussy qui s’est approprié le monopole du dénombrement des prétendues victimes de Médiator se trouve aussi être la tante de l’avocat qui a le plus à gagner d’une inflation des chiffres, sachant que quand l’affaire a éclaté, ce dernier avait au moins trois semaines de barreau et, qu’à ce titre, il disposait de cette connaissance éprouvée du technico-réglementaire pharmaceutique que, notoirement, on exige des candidats au CAPA (Certificat d’aptitude à la profession d’avocat)…
La Cour de cassation
Heureusement, me direz-vous, il y a la Cour de cassation pour remettre sur les rails du droit la locomotive de la justice même quand les juges ont déraillé. Examinons, à titre d’exemple parmi bien d’autres, le curieux trajet en yoyo de ladite locomotive dans l’affaire de la vaccination contre l’hépatite B : il n’y a pas de défaut quand la causalité est patente, et pas de causalité quand le défaut est démontré. Et si vous n’êtes pas content, adressez-vous, en renvoi, à la Cour d’appel de Paris qui, en contradiction obstinée avec l’article fondateur de Hill daté de… 1965 (rappelez-vous : les critères de causalité de Hill…), soutient que la justice a besoin de preuves bien plus « solides » – selon une ligne de pensée qui fut, durant des décennies, celle des lobbies acharnés à nier qu’il pût y avoir le moindre problème de santé lié au tabac…
Si nous ouvrons le Physician Desk Reference – le Vidal américain – à la page d’Engerix, nous apprenons (c’est écrit noir sur blanc, et c’est assez classique en matière de vaccination) que les essais cliniques de tolérance n’ont pas duré plus de quatre jours. Ainsi, alors que les effets immunologiques bénéfiques – l’immunisation – sont supposés persister sur des décennies, on n’a pas éprouvé le besoin de surveiller durant plus de quatre jours les effets immunologiques potentiellement nocifs de ce même vaccin : qui soutiendrait qu’il s’agit là de la sécurité à laquelle on peut « légitimement s’attendre » ? Le défaut du vaccin est donc parfaitement démontré, et ce n’était pas bien difficile.
Quant à l’exigence de causalité « certaine », il s’avère que ce manuel de médecine interne qu’on appelle Code de la santé publique renvoie, depuis 1985, à l’utilisation obligatoire d’une méthode d’imputabilité des effets indésirables. Or, dans sa cotation de la causalité, cette méthode ignore tout degré de « certitude », d’où il ressort immanquablement que : i/ l’incertitude causale n’est en aucun cas une spécificité d’espèce liée à ce vaccin, laquelle, pour parler comme Achille Talon, serait comme une épine dans le pied de la locomotive judiciaire ; ii/ si la justice française attend la certitude causale pour trancher en matière de médicament, il urgerait qu’elle renonce à tout contentieux impliquant quelque médicament que ce soit.
Alors qu’il est donc si facile de résoudre ce que les meilleurs juristes du moment nous présentent depuis près de 20 ans comme l’aporie du contentieux vaccinal, comment expliquer qu’on en soit là ? Le 23/11/2000, alors que les premiers arrêts concernant ce vaccin avaient été salement défavorables aux fabricants et qu’on pouvait s’attendre à une véritable boucherie judiciaire, se tint dans la Grand’chambre de la Cour de cassation, un colloque pompeusement intitulé « Droit, médecine et société. Le devoir de Science au risque de la science » où un éminent académicien – embryologiste de son état (et, à ce titre, dépourvu de la moindre compétence en vaccinologie) – vint tenir à trois poils le discours suivant : « y a peut-être eu des merdes par ci par là, mais si vous faites la connerie de condamner des fabricants de vaccins, vous allez déclencher un monstrueux drame de santé publique ». Je simplifie à peine cette intervention, parfaitement disponible dans la presse.
Je laisse aux juristes de l’assistance le soin d’interpréter comment un discours aussi indigent a pu – et durablement – exercer une influence aussi considérable sur notre Cour suprême. Mais permettez-moi, en bon connaisseur du monde pharmaceutique, de vous affranchir sur ce qui s’est passé ce jour-là d’un point de vue promotionnel. Ce qui s’est passé, c’est ce que les gens du marketing appellent « une action d’environnement » : confier, à des intervenants prestigieux et offrant toutes les apparences de l’indépendance, la diffusion d’un message objectivement favorable à votre business. Dès lors, si l’on voulait comprendre comment et grâce à qui on en était arrivé à cette mascarade, il y avait une solution très simple – parfaitement légale : organiser dans le cadre de l’instruction déjà ouverte, une perquisition simultanée à l’Académie de médecine et à la Cour de cassation. Grosse récompense à qui m’explique pourquoi cela ne s’est pas fait…
Les experts judiciaires
Si j’en crois l’éminent Guy Canivet (ancien premier président de la Cour de cassation) et quelques autres, le monde entier nous envierait notre système d’expertise judiciaire. Ce qui frappe pourtant dès qu’on explore un peu ce système c’est, par-delà le ronronnement des mots convenus, la consternante pauvreté de la réflexion juridique à ce sujet – situation d’autant plus gênante que la tendance aujourd’hui consiste à faire de l’expertise la règle bien davantage que l’exception souhaitée par les textes des années 1970. Premier exemple : la compétence de l’expert. Dans l’histoire internationale de l’expertise judiciaire, il a été posé comme condition sinon suffisante, du moins nécessaire, à l’exercice du job que l’impétrant puisse, au minimum, démontrer qu’il gagne sa vie dans la spécialité où il revendique d’être expert. Or, lorsqu’on fréquente le monde expertal français, on ne manque pas d’être frappé du nombre de techniciens, même – et surtout – parmi les plus éminents qui, avec une parfaite inconscience, vous racontent avec fierté comme ils en ont bavé avant d’être « reconnus » par la justice : mais reconnus sur quoi ? Dans ma génération et, plus encore, dans celle d’avant, ceux des médecins qui peinaient à gagner leur vie n’étaient quand même pas les meilleurs… L’administration judiciaire insiste régulièrement sur le fait qu’elle ne veut pas « d’experts à plein temps », mais elle se garde bien de se donner le moyen le plus simple pour les éliminer : demander à chacun une déclaration de revenus où seraient clairement séparés ceux qui proviennent de la profession où il prétend exceller et ceux qui proviennent de ses missions judiciaires.
À l’inverse, que se passe-t-il quand la justice s’avise de réfléchir un tant soit peu à la compétence de ses collaborateurs occasionnels ? Un article assez récent de la grande presse rapporte que d’après le Parquet de Paris, le grand problème de l’instruction sur le vaccin contre l’hépatite B – qui imprègne, quoi qu’on en dise, la jurisprudence même civile de la chose – c’est qu’y aurait grenouillé trop longtemps un dénommé Marc Girard, « simple généraliste dépourvu de toute connaissance particulière (…) dans les disciplines au cœur de l’enquête ». Cependant : i/ je n’ai jamais exercé comme généraliste et il suffit de téléphoner à l’Ordre des médecins pour se le voir confirmer ; ii/ avant que le Pôle santé ne se rende compte que j’étais juste un minable, il m’avait missionné sur une foultitude d’affaires qui avaient justifié des ordonnances de taxe pour des milliers d’heures de travail, ordonnances qui avaient forcément exigé le visa du Parquet. D’où l’on finit par se dire que la justice n’est pas très crédible dans l’évaluation de ses experts.
Deuxième exemple et encore plus gratiné. Il est stipulé par le code de procédure que les causes susceptibles de justifier la récusation d’un expert sont les mêmes que pour les juges. Ça paraît aller de soi, à au moins une réserve près : le code, cette fois, ne précise aucune procédure pour mettre en œuvre la récusation d’un expert. En pratique, ça signifie qu’on peut entendre ou ne pas entendre l’intéressé, l’informer ou pas de la procédure enclenchée à son sujet, etc. Je vous passe le détail des conséquences, certaines très graves : il y a, dans la jurisprudence de la récusation, des décisions me concernant, évidemment publiques, parfois assorties de considérations fort peu amènes sur mon compte, prises au terme de procédures civiles menées totalement à mon insu et sans que j’aie jamais été appelé dans la cause. Et lorsque vous vous présentez devant la Cour européenne en demandant ce que l’État français a fait de votre droit pourtant fondamental à défendre votre réputation, on vous répond à nouveau, mais parfois avec un léger accent allemand ou néerlandais : « casse-toi pauv’con ».
Quoi qu’il en soit, puisque le code de procédure avait péché par omission en oubliant de définir une procédure pour encadrer la récusation des experts, il suffisait de se tourner vers la Cour de cassation pour lui demander de clarifier la situation. Pour une clarification, ce fut une clarification. Écoutez plutôt : 1/ l’expert n’est pas partie ; 2/ l’expert n’est pas tiers (et ne peut donc faire tierce opposition quand il estime qu’une récusation sera exploitée à son détriment) ; 3/ l’expert est condamné aux dépens…
“Devoir de science” ou devoir de juger ?
La justice, on le sait, est indépendante, mais c’est aussi une vieille dame, à l’instar de feue Madame Bettencourt. De telle sorte que, pour une raison ou pour une autre, elle peut avoir des périodes d’absence, où elle oublie – mais alors complètement – qu’elle est censément indépendante. Par exemple dans un scandale pharmaceutique parfaitement prévisible et prévu, mais qui menace les efforts de l’État pour se doter, par tous les moyens incluant les pires, d’une industrie pharmaceutique de dimension internationale. Ou encore lorsque les ambitions municipales d’un Garde des Sceaux passent par la nécessaire conquête d’un industriel local impliqué au premier chef dans le scandale en question. Examinons brièvement la symptomatologie de ces périodes d’absence.
Sauf erreur de pointage, le Dr Girard a été le premier expert judiciaire français à revendiquer comme spécialité « Recherche biomédicale et médicament ». À l’appui de ses prétentions, il pouvait documenter exercer depuis longtemps comme consultant pour l’industrie pharmaceutique : il pouvait justifier de ses liens réguliers et raisonnablement lucratifs avec les majors de cette industrie, de telle sorte qu’à chaque fois ou presque qu’il avait été missionné dans une affaire de médicament, il y avait, dans la cause, l’un de ses clients. Dès lors, il se tournait vers les parties en les avertissant du fait. Il obtenait, à chaque fois, l’accord écrit de toutes les parties, fabricant inclus, pour confirmer qu’elles ne voyaient aucun inconvénient au lancement des opérations d’expertise.
L’avantage, évidemment, d’un vrai professionnel du médicament dans une procédure judiciaire même civile, c’est qu’il pose les bonnes questions et réclame les bons documents. Il ne fallut donc pas longtemps pour que les fabricants se tournent vers la justice en vue d’obtenir ma récusation, mais il en fallait plus pour me troubler, car je n’ignorais pas qu’il existait une jurisprudence jusqu’alors constante sur la tardivité d’une telle demande ; c’est bien moi que me trouvais, cette fois, en position de dire au demandeur de la récusation : « casse-toi pauv’con ». Malheureusement, la Cour de cassation, elle, perdit jusqu’au souvenir de sa propre jurisprudence et elle octroya la récusation – à l’ébahissement non dissimulé des avocats qui l’avaient demandée sans y croire.
Variante sur le même thème : « dans son travail de consultant, le Dr Girard a gagné par mal d’argent avec nous, de telle sorte qu’il nous est subordonné ». Ça n’enlève rien à l’obstacle de la tardivité, car ce n’était pas d’hier que j’avais gagné cet argent, mais ça ouvre un nouvel argument de défense, lui aussi purement juridique : quel pouvait être l’intérêt à agir (dont je vous rappelle qu’il s’agit d’une disposition d’ordre public) des fabricants de clamer, contre la victime qui s’opposait à la récusation, que je leur étais subordonné ? Mais la Cour de cassation avait autre chose à penser…
Brisons là car s’il s’agissait de vous narrer toutes les horreurs vues et subies, je pourrais sans difficulté monopoliser la parole sur toute la durée du colloque. Mais pour répondre à la question initiale : le médicament n’est clairement PAS un produit comme les autres, puisqu’il fait oublier aux meilleurs juristes les règles pourtant élémentaires du droit… Un dernier exemple, juste pour la route ? Le Code de la Santé, toujours lui, renvoie explicitement aux « Bonnes Pratiques de pharmacovigilance », lesquelles précisent que, dans une enquête nationale de pharmacovigilance, les conclusions de l’enquête sont arrêtées « en concertation » avec le fabricant concerné. Or, suivant des « experts » judiciaires manifestement ignorants de cette disposition, toutes les décisions de justice que j’ai pu lire sur la vaccination contre l’hépatite B (il y en a des centaines) ont cité ces rapports au titre de leurs motivations « impartiales » pour débouter les victimes. On est donc dans des procès civils, gouvernés par le sacro-saint principe du contradictoire et où, depuis les TGI les plus reculés jusqu’à la Cour de cassation, aucune des juridictions concernées ne s’est jamais émue de la référence à un document rédigé unilatéralement par l’une des parties, dans des conditions d’une parfaite opacité en sus.
Et le Politique, bordel ?
S’il faut récapituler, la judiciarisation du « risque iatrogène » renvoie à trois grandes composantes : l’incompétence, la veulerie, la corruption.
- L’incompétence : le débraillé de la pensée juridique concernant le statut et la protection de l’expert illustre que les magistrats ont troqué leur devoir de justice contre un pseudo « devoir de science », qu’ils ont préférentiellement recruté pour le job des larbins n’ayant d’autre titre à « l’expertise » que d’avoir raté leur vie professionnelle et prêts, de ce fait, à avaler n’importe quelle avanie des maîtres sans lesquels ils n’existeraient pas.
- La veulerie : par exemple quand la raison d’État est en jeu, tandis que la neutralisation de la justice pharmaceutique au moment où l’on en aurait le plus besoin a été habilement camouflée par l’hystérisation d’affaires anodines toutes choses égales par ailleurs (Médiator, Lévothyrox…).
- La corruption : la corruption s’installe quand, acculé à une impasse par suite de votre incompétence ou de votre veulerie, vous n’avez plus d’autre choix que d’ignorer la loi, y compris quand vous êtes supposé la concevoir et la faire respecter3.
Enfin, il importerait de comprendre l’impuissance de la pensée politique – de la « pensée de gauche », en particulier – à saisir et, plus encore, à contester cette dérive du médicament industriel vers ce que des auteurs bien plus éminents que moi désignent ouvertement comme « la criminalité (ou la mafia) pharmaceutique ». D’une part, l’idéologie soixante-huitarde (pensez à Illich) tenait l’argent pharmaceutique comme le paradigme de la monstruosité capitaliste, de telle sorte qu’il n’y avait aucune place restante pour apercevoir la terrible dérive que dont je viens de reconstituer l’historique. D’autre part, beaucoup tiennent encore pour acquis qu’il ne saurait y avoir de problème à partir du moment où le coût de la chose est pris en charge par « la solidarité nationale ». Reste à apercevoir les limites de cette généreuse redistribution : est-il souhaitable, en effet, que la prospérité des actionnaires soit garantie par la cotisation des plus misérables ?
Conclusion: dynamiques mafieuses
Le diagramme ci-joint (cf. Figure donnée en PJ) récapitule l’évolution de mon chiffre d’affaires avec l’industrie pharmaceutique depuis le début de mes missions judiciaires (indiqué par une flèche rouge). Au contraire de ce qui a été médiatisé ici ou là, je n’impute pas à mes anciens clients cette évolution catastrophique : car à force de multiplier à mon encontre des décisions iniques, la justice française a accrédité qu’un homme réputé dans le milieu pour son intransigeance, mais aussi pour sa compétence et sa loyauté, avait pu déchoir d’une façon ou d’une autre. Au pays des droits de l’homme, la peine de mort a été abolie, mais il reste d’autres formes d’exécution… (Déjà démonstratif, ce diagramme n’inclut pas les nombreux honoraires d’expertise dont l’administration française à prétendu me priver [à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros], ni l’article 700 et les dépens vertigineux auxquels j’ai été condamné dans une procédure connexe que j’avais lancée et où l’avocat de mes adversaires disait à qui voulait l’entendre : « Girard devait gagner »…).
Il est historiquement admis que la mafia est née dans la misère de l’Italie du Sud, qu’elle s’est puissamment confortée aux USA grâce à la prohibition de l’alcool et que, tout au long de ce développement, elle a toujours pu compter, où qu’elle fût, sur la collusion des autorités judiciaires et politiques. Il apparaîtra un jour que, grâce à un amateurisme historique l’ayant préservée des inhibitions éthiques qui prévalaient traditionnellement, la France – région initialement misérable de la modernité pharmaceutique – a puissamment contribué au développement d’une mafia médico-pharmaceutique internationale et qu’elle a pu, pour ce faire, compter sur la collusion de nos autorités politiques et de notre justice. J’ai essayé de vous expliquer comment4.
Document joint
- C’est-à-dire sans entrer dans tous les détails et en m’en tenant à ce qui me semblait le plus significatif.
- Pour une fois, je me suis abstenu de recourir à un appareil de notes, de renvois, de références, afin de reproduire au plus juste ce que j’ai tenu à dire. À titre introductif, je crois néanmoins utile de préciser que malgré les efforts des organisateurs, tous les représentants de l’industrie pharmaceutique pressentis pour intervenir (certains avec qui j’ai entretenu durant longtemps des liens d’amitié professionnelle) se sont défilés, et tous au même motif : ma présence… C’est à des indicateurs comme ça que l’on mesure la bonne conscience du milieu…
- Même si les choses sont, à force, en train de changer, j’ai toujours été frappé par le légalisme remarquablement pusillanime qui prévaut spontanément chez les cadres de l’industrie pharmaceutique. S’ils ont fini par s’habituer à l’illégalité, c’est qu’ils y ont été puissamment encouragés par les instances (administration sanitaires, magistrats) en principe chargées de faire respecter la réglementation et la loi. Le présent article en fournit d’éloquents exemples, auxquels on peut ajouter – parmi bien d’autres – le scandale des héparines (quand les autorités sanitaires françaises ont ouvertement recommandé aux fabricants de s’affranchir de la réglementation pour maintenir leur chiffre d’affaires). Il est difficile de dire si ces compromissions relèvent d’une volonté délibérée, ou bien si elles relèvent de dynamiques plus inconscientes, parmi lesquelles il faut citer l’ambiance d’entre-soi où les vrais dirigeants du système confinent leurs chargés de mission – experts, juges, journalistes (bien illustrée par ce colloque du 23/11/2000, où s’est décidée la jurisprudence de la vaccination contre l’hépatite B), ou encore la fascination réciproque qu’exercent les uns sur les autres les médecins d’une part et les magistrats d’autre part.
- Est-il utile de préciser que les deux représentants de la Cour de cassation présents à ce colloque n’ont eu rien de plus qu’un déni suprêmement méprisant pour réagir à un propos pourtant fondé sur des faits difficiles à contester ? C’est un indicateur intéressant de l’élévation spirituelle qui règne en ce type de milieu que le plus expéditif de ces éminents critiques n’ait rien trouvé de mieux à me reprocher que : « il n’est capable de parler que de lui »…