Dans le cadre du Banquet de Blanche-Neige, Florian Gaité et Pauline Colonna d’Istria proposaient une « performance philosophique » à partir d’une réflexion sur les grandes thématiques soulevées par
le conte de Blancheneige.
D’après le programme ci-joint, il s’agissait d'”exagérer le cirque de la parole experte et déconstruire les procédés qui lui confèrent son autorité”: ça rappelle quelque chose, et c’est pourquoi j’ai accepté l’invitation des organisateurs.
Le texte de mon intervention est maintenant disponible ci-après.
De même que ce sont les parents qui font les enfants oedipiens, ce sont les mères (où les belles-mères, mais c’est la même chose) qui font les Blancheneige. Se demander si l’on trouve encore des Blancheneige, c’est donc examiner si les conditions sont toujours réunies pour qu’une femme en âge de procréer « ne puisse souffrir qu’on la surpassât » : examiner comment s’exprime, dans la modernité, le narcissisme de celles qui, refusant l’écoulement du temps, l’inéluctabilité de la mort – partant : l’impératif du transgénérationnel –, veulent se convaincre que, « de tout le royaume », elles sont « la plus belle », ou la plus n’importe quoi – la plus, en tout cas.
Car si c’est « en beauté » que la marâtre du conte ne pouvait supporter qu’on la surpassât, la revendication narcissique va bien au-delà en notre époque de parité sélective, puisqu’elle vise le déni de toute limite. A quoi s’arrêter, quand on a la pilule pour se préserver de tout – dont le rythme de son corps, l’impératif d’un choix d’objet responsable et l’apprentissage de l’érotisme au risque de l’imprévu ? De toute façon, quand on est toute-puissante, ça sert à quoi, un Autre de l’autre sexe ? A côté des godes high-tech programmables entre deux réunions de boulot, il y a maintenant des techniques pour faire des bébés toute seule – enfin, sans partenaire, je veux dire (parce que « toute seule », c’est quand même une autre paire de manches…) : des fois que le temps d’un accouplement « classique », on tombe sur un mec vraiment excité – qui ne sache pas où s’arrêter par le fait même, bref sur un salaud qui, lui aussi, aurait perdu le sens des limites… Dans l’alliance paradoxale des femmes et des médecins qui caractérise l’époque moderne, un professionnel de la procréation, c’est quand même plus propre et plus correct qu’un chauvinist pig aliéné dans une logique phallique obtuse.
Il y a aussi des techniques pour ne pas perdre le contrôle – enfin, certain contrôle – au moment de l’accouchement. La césarienne, on a beau dire, c’est plus élégant que pousser comme une folle avec tous les inconvénients inhérents : on sait où l’on va (ou, du moins, on croit savoir)… Ensuite, et même s’il est difficile de paraître branchée aujourd’hui sans faire allégeance à l’allaitement « naturel », on trouvera bien – toujours avec l’aide des experts idoines – un bon prétexte pour que ça ne dure pas trop longtemps : ça tire quand même salement sur les nichons… Et puis comme c’est drôlement prenant d’élever les mômes – d’en faire des humains, quoi –, on trouvera bien une idéologue BC BG (qu’on peine à imaginer avoir souvent changé un gosse merdeux au milieu de la nuit) pour plaider le non-conformisme du conformisme : des bébés oui, – enfin : un bébé (parce que, en dessous de ce minimum, on passe vite pour une gourde imbaisable) – mais quand même pas, ensuite, au point de vous en gâcher l’existence. Là encore, il y a des limites – du moins pour les autres, surtout quand ce sont des mioches…
J’ai péché par raccourci en soutenant tout à l’heure que c’était les mères qui faisaient les Blancheneige : car chaque fois qu’une mère va trop loin avec ses enfants, il y a en creux un père qui n’est pas assez près. Mais les pères des Blancheneige modernes ont mieux à faire que s’interposer : acharnés à ridiculiser le vieux Freud avec son fantasme de « l’envie du pénis », ils sont bien trop occupés de toutes les occasions pour montrer qu’eux aussi, ils auraient bien été dignes d’avoir une belle matrice et que s’ils avaient eu des nichons, eux au moins se seraient laissés téter jusqu’au sang (et puis faut dire que garder une Cendrillon durablement amoureuse de son père, c’est tellement confortable quand on n’a jamais eu le cran de conquérir une femme pour de vrai).
Dans le conte comme dans la réalité, la peur de vieillir n’est que le symptôme le plus voyant d’une fragilité narcissique qui conduit les adultes à ne concevoir la procréation que comme reproduction au sens le plus étroit du terme, incapables qu’ils se trouvent de s’inscrire avec désintéressement dans un mouvement de la Vie gouverné par la transmission et scandé par la succession des générations ; incapables par conséquent de comprendre le sens profond de cette sublime séquence du conte en son début :
Et quand l’enfant fut née, la reine mourut…
A l’évidence, cette fragilité du moi n’a pu que s’exacerber dans la « culture du narcissisme » mise à l’honneur par la société de consommation1. Dans la fabrique des Blancheneige, finalement, les marchands de miroirs magiques auront été les seules victimes de la modernité. Car pour se convaincre qu’elles sont « la plus », les marâtres de notre temps n’ont plus besoin de cet d’ustensile obsolète : il leur suffit de se mirer dans leur progéniture et de se dire, sans se soucier du lendemain – encore moins du futur –, que c’est vraiment elles qui ont fait ça.
Elles toutes seules.
Elles…