Il y a deux façons radicales de contourner l’Œdipe (c’est-à-dire cette propension naturelle à s’attacher intensément au parent de l’autre sexe – le père pour les filles, la mère pour les garçons) :
- tuer ou faire tuer le parent du même sexe ;
- perdre le parent du sexe opposé.
Dans la vie réelle, par opposition avec la littérature où l’on trouve plein d’histoires comme ça, on imagine facilement la difficulté pour un enfant d’être confronté au cumul de ces deux circonstances (ça arrive : dans un accident de voiture ou d’avion, lors d’une avalanche…). Mais dans les histoires qu’on raconte, on conçoit qu’un tel cas de figure puisse libérer le héros, au moins fantasmatiquement : l’attention de Papa est d’autant plus facile à capter que la mère n’est pas censée le distraire, Maman est d’autant plus disponible que personne n’a la prétention de la monopoliser dans la chambre à coucher.
Il est même facile de prophétiser que les histoires qui font l’économie de ces deux gêneurs – le père Et la mère – peuvent séduire ceux des enfants qui n’ont pas envie de se prendre la tête avec les complications qu’ils entre-aperçoivent dans la vie réelle…
Bingo ! Car pour vaguement incongru qu’il soit, ce cas de figure est exactement celui qui introduit une histoire dont on ne peut nier qu’elle ait eu un succès certain : Histoire de Babar le petit éléphant, dont la première version publiée remonte à 19311.
« Dans la grande forêt, un petit éléphant est né ». Cherchez la petite graine et, plus encore, le dispensateur de la petite graine…
Qu’importe : « Sa maman l’aime beaucoup ». Les gibiers de potence qui pensent que c’est un peu maigre comme bagage pour entrer dans la vie n’ont lu ni Marlène Schiappa, ni Françoise Héritier, ni Simone de Beauvoir2…
Puis, sans transition : « Babar a grandi ». Que celui qui évoquait le « tiers séparateur » comme condition de la croissance se dénonce : il sera puni de toute façon. Et comme Babar se promenait « très heureux » – et seul – sur le dos de sa maman, voilà qu’un chasseur forcément « vilain » surgit et tire sur la maman. L’éléphanteau « pleure », mais il n’a pas bien le temps de s’abandonner au chagrin : car le vilain chasseur court pour attraper Babar, lequel se barre à toute vitesse « parce qu’il a peur du chasseur ». On aurait pu penser que c’était « parce que » le chasseur avait tué sa mère – motif raisonnable et suffisant pour se tirer sans demander son reste – mais c’est un peu subtil comme motivation pour un petit héros solipsiste : les éléphants, vous savez, ce ne sont pas des gens comme vous et moi…
D’ailleurs, Babar a complètement oublié sa mère dès qu’il se sent hors de portée du chasseur. « Ce qui intéresse le plus Babar », ce ne sont pas les modalités de sépulture, encore moins les moyens de venger sa mère : « ce sont deux messieurs qu’il rencontre dans la rue ». Et pourquoi est-il intéressé par ces deux badauds, lui qui sort de la jungle et qui a été le témoin impuissant d’un meurtre ? « Vraiment ils sont très bien habillés »…
Ainsi, ce gamin qui s’est trouvé précocement confronté au tragique de la vie, va résoudre – que dis-je ? va effacer ce traumatisme précoce par la rencontre avec un « donateur » (Propp), en la personne d’une « vieille dame », qui lui offre un objet magique : « son porte-monnaie »… Dans la tradition freudienne, on tient l’argent pour le type même d’objet anal, celui qui ne nécessite aucun Autre pour jouir. Du premier coup, la vieille dame a compris « qu’il a envie d’un bel habit » de telle sorte que « elle lui donne son porte-monnaie ».
Après les remerciements d’usage3, Babar se laisse aller à jouer avec les ascenseurs du grand magasin où il est entré sur une intuition consumériste très sûre : c’est la première fois que, malgré son attirance pour les objets de préférence aux gens, on voit qu’il peut s’envoyer en l’air…
La première fois aussi qu’il se confronte à un tiers séparateur, en la personne du groom qui lui enjoint que « maintenant il faut sortir ». Il s’achète la panoplie du parfait bellâtre (un costume, un chapeau, des bottes avec de guêtres) et, pas narcissique pour deux sous, « Babar va chez le photographe ».
Puis, il va dîner chez la vieille dame et, « fatigué », il s’endort vite après le dîner : le narrateur n’est pas informé des pensées possiblement érotiques qui l’assaillent avant de dormir. L’illustration le montre la trompe bien étalée sur l’édredon : à l’évidence, cet innocent garçon n’a rien de malsain à cacher.
D’ailleurs, les exercices du corps auquel il s’adonne tous les matins avec la vieille dame relèvent de « la gymnastique » et de rien d’autre… En parallèle, la vieille dame « lui donne tout ce qu’il veut », dont une auto qui n’est pas l’outil le plus attendu pour mettre en pratique ses séances de sport et lutter contre la sédentarité.
Et comme mens sana in corpore sano, il prend des leçons particulières d’arithmétique et de lecture : c’est un élève « qui fait des progrès ».
Malgré cette orgie de bienfaits, « Babar n’est pas tout à fait heureux » : il pleure en se rappelant sa maman4 et a la nostalgie de ses copains de jeu dans « la grande forêt » – d’où il peut ressortir que la possession des objets, si beaux et si coûteux soient-ils, ne suffit pas pour garantir la paix de l’âme.
Deux années passent, en compagnie de la vieille dame comme fontaine de Jouvence. « Un jour » qu’il se balade avec elle, « il voit venir à sa rencontre deux petits éléphants tout nus ». Il est utile de noter que l’un des deux « tout nus » n’est autre que Céleste, avec qui Babar va bientôt se marier. Dans la vie réelle, on imagine le trouble d’un jeune mâle découvrant ainsi la nudité de sa future compagne. Mais foin de toute complaisance érotique : Babar s’empresse de la rhabiller en allant « leur acheter de beaux costumes ». Le cérémonial de la nuit de noce à l’envers, avec toutefois une concession aux pulsions, orales en l’occurrence : « il les emmène chez le pâtissier manger de bons gâteaux ».
Les mamans des deux éléphanteaux rappliquent à leur tour et, après une bonne semonce, tout le monde se décide à rentrer dans la forêt natale, Babar inclus. Il promet à la vieille dame que « jamais il ne l’oubliera », en contraste pénible avec le deuil express qu’il avait subi après le meurtre de sa mère. Ce retour au pays est une occasion pour Babar d’étaler sa muflerie, puisqu’il s’installe avec Céleste dans la voiture et laisse les deux mères courir « derrière » l’auto, en levant « leurs trompes pour ne pas respirer la poussière » : on a déjà vu plus galant…
Pendant ce temps, au pays des éléphants, drame chez le roi. De la passion, de l’adultère, de l’inceste – bref, de toutes les complications dont on a plus ou moins entendu parler lors de nos études littéraires ? Non : bien plus prosaïquement, drame de la gourmandise. Le roi, qu’on imagine doté d’une équipe de serviteurs dévoués aux délices de son palais, s’est bafré tout seul avec un champignon, et il meurt empoisonné. Les plus âgés de la tribu s’escriment donc à lui trouver un successeur, et c’est le moment où se pointe le bellâtre, en klaxonnant comme un fou pour attirer l’attention sur sa belle bagnole. Non sans succès de réception, car ils sont acclamés : « quel beau costume ! quelle belle auto ! ».
Alors Cornelius, le plus vieux des éléphants dit de sa voix tremblante : « Mes bons amis, nous cherchons un roi, pourquoi ne pas choisir Babar ? Il revient de la ville, il a beaucoup appris chez les hommes. Donnons lui la couronne. » Tous les éléphants trouvent que Cornelius a très bien parlé – Impatients, ils attendent la réponse de Babar5.
Hormis vivre en bellâtre aux crochets d’une vieille dame, et quelques vagues questions d’arithmétique élémentaire, on ne voit pas trop de qu’il a appris chez les hommes, mais qu’importe. On nous dit au passage que durant le voyage, Babar et Céleste se sont fiancés, sans qu’on nous précise qui tenait le volant durant ces moments de tendre intimité, ni le stratagème utilisé pour détourner l’attention des deux futures belles-mères6.
On peut penser que j’ai exercé mon ironie dans mon récapitulatif de l’histoire, mais pas davantage que dans les autres contes de ce livre que je me suis appliqué à résumer pour faciliter la compréhension du lecteur : j’ai cité le plus textuellement possible, j’ai essayé de ne rien biffer qui soit significatif. Et il reste une histoire d’où semble exclu tout développement surnageant si peu que ce soit une oralité massive, en appelant « oral » tout plaisir qui n’a nul besoin d’un Autre pour se satisfaire. La vieille dame, par exemple, n’est jamais partie prenante dans les plaisirs de Babar, mais juste en position de donateur (dont le sexe importe peu). Le pompon de ce parti-pris asexué étant évidemment lorsque Babar s’empresse de rhabiller sa promise qu’il a découverte toute nue.
Évoquant explicitement les histoires de Babar, j’écrivais dans l’« Introduction » de ma première édition :
Il est probable que « les histoires qu’on raconte » se répartissent en deux catégories : les histoires régressives d’une part, les histoires poétiques d’autre part. Les histoires régressives sont celles qui excitent les couches archaïques de notre inconscient et qui nous confortent dans notre propension à biaiser avec la réalité ; les histoires poétiques sont celles qui procèdent à une réorganisation esthétique du réel, et qui ouvrent des perspectives insoupçonnées : ce sont des histoires qui ont un avant et un après.
En vue d’illustrer mon propos, j’opposais justement les histoires de Babar (archétype des histoires régressives) aux contes de Grimm.
Et si l’on exigeait meilleur critère de délimitation, celui-ci me viendrait à l’esprit : sont « poétiques » celles des histoires pour enfants que l’on relit à l’âge adulte.
Le présent livre atteste mon expérience d’avoir lu et relu – à l’âge adulte – les contes de Grimm, au point d’y consacrer tout un livre. Mais lorsqu’un jeune mâle n’a rien de mieux à faire que d’emmener sa promise manger « de bons gâteaux », quelle couche de son inconscient s’est-elle activée ? Et lorsque les problèmes de l’Œdipe sont miraculeusement désamorcés par l’absence (inexpliquée) du père et par le meurtre de la mère, ne sommes-nous pas en train de « biaiser avec la réalité » et son exaspérante adhésivité ?
- La date de la première édition varie selon les sources : je ne peux donc la garantir.
- Dans la célèbre adaptation musicale qui a bercé mon enfance (avec François Perrier et Jean Desailly : Grand Prix du disque de l’Académie Charles Cros) et dont je ne peux croire qu’elle n’ait pas eu l’aval des auteurs, on entend la Maman chanter (je cite de mémoire) : « Mon petit bébé éléphant/ que j’aime tant, et tant, et tant/ que je voudrais moi ta Maman/ que tu ne deviennes jamais plus grand. » D’où il ressort que pour écrire des livres à destination de la jeunesse, il n’est nul besoin de rimes riches, ni – encore moins – de tiers séparateur.
- Il a beau ne pas être sorti de la savane depuis sa naissance, Babar a été bien élevé par sa défunte mère : mouche ta trompe et dis merci à la dame…
- C’est la première fois qu’il pleure à la pensée d’icelle.
- Il est amusant que dans cette histoire qui fait fi du sexe, donc de la succession des générations, les vieillards de la tribu soient tous dessinés au moyen d’un trait tremblotant : la seule caractérisation de l’âge, c’est le tremblement – de la voix, du contour…
- Dans les bonnes traditions familiales qui sont la référence culturelle évidente de l’histoire, il n’est pas d’usage que les parents laissent sans surveillance les jeunes énamourés.