RÉSUMÉ – J’ai récemment été interviewé dans le cadre d’un dossier consacré à l’accouchement à domicile (AAD). Cette interview n’ayant finalement pas été exploitée dans le dossier en question, je crois utile de la faire connaître à mes visiteurs.
Q – Dans votre dernier livre « La brutalisation du corps féminin dans la médecine moderne », vous évoquez d’un point de vue historique le moment où la médecine et l’Église s’allient pour introduire une approche plus médicalisée de l’accouchement.
MG – À titre liminaire et pour poser rapidement le cadre en dehors duquel on ne comprend rien, il convient de rappeler que dans la « culture populaire » – celle sur laquelle l’Église catholique va tellement s’acharner à partir de la Contre-Réforme (deuxième moitié du 16e siècle) – les pouvoirs et savoirs sur le sexe et sur la procréation échoyaient tout naturellement à la communauté des femmes : soit une situation rigoureusement antagoniste de celle qui prévaut aujourd’hui, où ces savoirs et pouvoirs sont l’apanage d’une communauté médicale dont le machisme est difficile à ignorer (même s’il est relayé par un personnel féminin – femmes médecins, sages-femmes ou infirmières, etc.).
Cela posé, on ne peut pas dire que l’objectif des « élites »1 à partir de la deuxième partie du 16e siècle aurait été d’introduire « une approche plus médicalisée de l’accouchement » : que valait la médecine obstétricale à l’époque – et encore bien après ? L’objectif premier, à partir de cette époque, était de déloger les femmes de leur position naturelle dans la transmission (et donc dans la pérennité) d’une culture populaire honnie par ces élites : dans cette entreprise d’extermination culturelle, la médicalisation, loin d’être l’objectif final, n’aura été qu’un moyen parmi d’autres, dont l’Inquisition, les conversions forcées et les bûchers de sorcières.
Pour qui s’intéresse à l’inconscient médical, il est évidemment ironique d’opposer l’actuelle démagogie des professionnels de santé à l’endroit des femmes2 (leur « libération », leurs « droits » à ceci ou à cela…) au constat historique que, dans cette sale besogne d’éradication du féminin de ses postes culturels les mieux établis, les médecins ont été les auxiliaires les plus empressés des clercs, en une impressionnante alliance du goupillon et du caducée soudée par une misogynie aussi traditionnelle que forcenée. Je rappelle, à titre d’exemple, que l’accréditation des sages-femmes « médicalement correctes » (que les responsables religieux et sanitaires ont tellement opposées aux sages-femmes traditionnelles) était entre les mains des prêtres : les pseudo-experts de nos ARS feraient bien de réfléchir aux racines historiques de leur prétention à certifier comme fiables les individus ou les établissements de santé… Je rappelle, également, que les relations problématiques de la profession médicale avec le féminin ont été parfaitement perçues par les plus fins des observateurs anciens, tels que Molière (dans Le Malade imaginaire).
Quant aux conséquences néfastes de cette surmédicalisation, qu’elles soient d’ordre somatique ou psychologique, je ne peux – faute de temps – que renvoyer à mon dernier livre que vous avez bien voulu citer.
Q – Quels sont les principaux facteurs qui ont conduit les femmes à accepter la généralisation de l’accouchement à l’hôpital ?
MG – De nouveau, on ne comprend rien à l’état présent des choses si l’on ne voit pas qu’à partir du 19e siècle, ce sont les associations et militantes féministes qui ont été les promotrices les plus fanatiques de cette médecine obstétricale et pédiatrique, pourtant caractérisée par une horreur des femmes qui tenait plus de la névrose que de la Science… On trouve une bibliographie de départ sur le sujet dans l’article « Vivre dans l’état thérapeutique » de Ch. Lasch, lequel se voit conduit à conclure que, grâce à cette propagande féministe, « le patriarcalisme familial [n’a été] détruit qu’au prix d’un patriarcat d’État » : on retombe là au cœur du problème que vous posez.
Q – Pourquoi l’accouchement à domicile (AAD) a-t-il été rendu quasi impossible ces dernières années ?
MG – Pour le professionnel de santé qui vous répond, l’obligation d’assurance faite aux intervenants médicaux ou para-médicaux n’a rien de choquant : vous avez la même quand vous mandatez un électricien ou un maçon pour travailler chez vous… Le scandale tient au montant exorbitant des primes demandées qui, à ma connaissance, ne découle pas d’une analyse statistique rigoureuse des sinistres survenus dans le cadre d’accouchements à domicile, mais relève simplement d’une stratégie d’intimidation brutale à l’endroit de ceux ou celles qui ont encore l’illusion qu’on pourrait résister au système d’oppression totalitaire dans lequel nous vivons, à côté duquel 1984 a l’allure d’une gentille fiction et où les professionnels de santé s’acquittent avec ravissement du rôle de police de la pensée qui leur est dévolu.
Q – La demande croissante d’AAD correspond-elle à une demande citoyenne d’autonomie?
MG – Quoique, avec l’aide d’une sage-femme indépendante (car mes compétences en obstétrique étaient fort limitées), j’aie accouché ma dernière fille à la maison à une époque où ce n’était pas encore la mode, je n’ai jamais tenu la demande d’accouchement à domicile comme un salutaire retour en arrière, mais plutôt comme la dernière invention du consumérisme bobo : on ne veut pas s’emmerder avec les contraintes de l’hospitalisation, mais le rêve est de recréer à l’usage individuel les conditions d’une médicalisation dont quasiment plus personne n’envisage sérieusement qu’on pourrait s’en passer. Or, comme me l’ont confirmé plus de trente ans d’expérience en iatrogénie (c’est-à-dire consacrée aux conséquences dommageables des prises en charge médicales), la médecine est une pratique profondément brutale et déshumanisante : sur la base d’un tel constat, on peut réfléchir aux risques que l’on est prêt à assumer pour échapper autant que faire se peut à cette brutalité et à cette déshumanisation – c’est ma position ; mais on peut aussi vouloir le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire la promesse (d’ailleurs illusoire) d’une sécurité maximale sans avoir à subir explicitement l’humiliation d’une allégeance au système qui promeut ce type de déshumanisation. Je crains que pour la plupart de ses promoteurs, l’AAD ne soit que le fantasme d’une sécurité hospitalière, mais transplantée – pour ceux qui en ont les moyens (cherchez l’erreur…) – à l’échelle du domicile personnel : en gros, il s’agirait d’importer chez soi un car du SAMU (en termes de confort personnel), mais sans les inconvénients du SAMU (en termes de sujétion à une organisation et à des procédures extrêmement peu concernées par le confort du « moi-je »)…
Quoique je n’aie pas de données sur le contentieux judiciaire de l’AAD, je souligne par exemple que pour que le choix d’un tel mode d’accouchement ait valeur d’authentique contestation du système, encore faudrait-il que s’instaure un minimum de connivence entre les parents et la sage-femme en cas d’accident. Sans avoir les moyens épidémiologiques de le démontrer, je suis persuadé que quand il est bien mené, l’AAD comporte moins de risques que l’accouchement en service spécialisé ; mais même si c’est exceptionnel, il y aura immanquablement des accidents à domicile dont on se dira rétrospectivement qu’ils auraient peut-être pu être contrôlés dans un cadre hospitalier : c’est à ce moment qu’il s’agira d’avoir un minimum de suite dans les idées – et de se rappeler que le choix d’une telle procédure requiert, moralement et politiquement, l’acceptation d’un certain type de risques…
Je profite de cette occasion pour faire brièvement allusion à la situation hollandaise, que je crois connaître un peu, et où l’accouchement à domicile est très répandu. On entend çà et là des commentaires ironiques sur des fréquences d’accidents qui ne seraient pas optimales (elles ne le sont pas en France non plus !) : mais à ma connaissance, le problème porte davantage sur l’organisation des urgences aux Pays-Bas que sur les risques intrinsèques d’un accouchement à domicile.
Q – Quel est votre pronostic sur les perspectives en matière d’obstétrique ?
MG – Comme avec toutes les contestations du système qui valident implicitement l’acculturation ayant conduit audit système, je suis très pessimiste sur l’avenir : la médicalisation (qu’elle soit « académique » ou « alternative ») a un coût – en termes d’effets indésirables, d’allocation de ressources, d’aliénation intellectuelle et d’atteinte à la dignité humaine – mais personne ne réfléchit sérieusement à ce qu’il faudrait payer pour s’en débarrasser.
En l’espèce très spécifique de la procréation et de l’accouchement – dont il est si difficile d’éliminer les femmes (certains y travaillent d’arrache-pied, mais bon…) –, il faut revenir sur le rôle extrêmement pervers du féminisme dans la consolidation d’un pouvoir médical pourtant tellement misogyne : qui ne voit qu’avec ses publicités tous azimuts visant à la glorification fétichiste et désespérément désérotisée du corps féminin3, la presse « féminine » (dont les origines féministes relèvent du constat historique) est actuellement le plus sûr relais de ce que nous sommes quelques-uns, dans le monde, à qualifier de « criminalité médico-pharmaceutique »4? En tout état de cause, il suffit de lire ou d’écouter ses représentantes les plus autorisées pour s’apercevoir qu’en matière de misogynie compulsionnelle, les féministes n’ont de leçon à recevoir de personne : cependant les gens sont tellement tétanisés par le risque de se voir catégorisés comme « anti-féministes » qu’ils n’osent pas dénoncer même les plus caricaturalement misogynes de leurs slogans (« on ne naît pas femme… »)… Police de la pensée, on disait…
Il paraît que ce féminisme-là serait venu à bout de l’oppression patriarcale et qu’il conviendrait de s’en réjouir. Mais ce que ce féminisme n’a manifestement pas réussi à faire, c’est débarrasser les (certaines ?) femmes de leur étrange propension à se trouver toujours de nouveaux oppresseurs en lieu et place des précédents : ceux d’aujourd’hui ne sont plus le mari ni le curé, mais les médecins5(notamment les gynécologues6, les obstétriciens et les pédiatres), le patron (si minable ou si dérisoire soit-il7), ainsi que cette florissante entité des « pervers narcissiques » tellement évoqués dans la presse féminine contemporaine.
D’où la question : qu’est-ce qui pousse si irrésistiblement tant de femmes à la recherche d’un oppresseur coûte que coûte ?
Parmi bien d’autres, les problèmes d’avenir que vous évoquez sont conditionnés par la réponse à cette question (dont l’incorrection politique – rassurez-vous – ne m’a pas échappé…).
- J’emprunte l’expression au livre de l’historien Robert Muchembled : Culture populaire et culture des élites, 1978.
- Dont Martin Winckler fournit un exemple parmi les plus hilarants.
- Qui semble tellement profiter à la fortune personnelle d’une grande figure du féminisme, Elisabeth Badinter pour ne pas la nommer: la cohérence éthique est rarement une priorité chez les philosophes de profession… Avec une inconscience aussi désopilante que peu socratique, l’intéressée a récemment appelé au boycott des enseignes qui créent des lignes vestimentaires de mode islamiste (Le Monde, 03/04/16): à quand un appel à semblable boycott de toutes les publicités sexistes du groupe Publicis, dont Badinter tire sa fortune héritée?… L’objection, ici, ne porte pas tant sur le mépris machiste inhérent à ces publicités, mais dont la neutralisation appellerait des stratégies de censure à tout le moins périlleuses : elle vise plutôt, et plus fondamentalement, l’impact désastreux de cette iconographie sur l’imaginaire des femmes et, plus particulièrement, des jeunes filles, constamment encouragées à conditionner leur valeur humaine à l’apparence de leur corps et à réduire la sensualité à une technique plutôt qu’à un vécu – avec, à la clé, une qualité de vie sexuelle absolument pitoyable (Peggy Orenstein: Girls and Sex: Navigating the Complicated New Landscape, Harpe, 2016). Fondé cette fois sur de nombreuses interviews de jeunes femmes, les conclusions de P. Orenstein ne font que confirmer une thèse majeure de mon dernier livre, à savoir qu’en dépit de la propagande féministe sur “l’émancipation” des contemporaines, tout porte à penser que la vie sexuelle de ces dernières s’est dramatiquement dégradée par rapport à ce qu’on peut reconstituer du passé (avant la contraception médicalisée). Il est piquant que quelqu’un comme E. Badinter, qui prétend occuper l’espace public pour son oeuvre philosophique plus que pour sa fortune héritée ou pour son entregent, peine manifestement à se représenter ces choses qui relèvent tout autant de l’étude historique, que de la réflexion philosophique ou, simplement, d’une certaine attention aux autres…
- À dire vrai, on entend plus souvent parler de criminalité « pharmaceutique ». Je ne crois pas me vanter en prétendant avoir contribué à élargir le concept, au motif que sans le relais des médecins (qui sont les prescripteurs), Big Pharma – malgré son cynisme – serait inoffensif.
- À ma connaissance (sans doute limitée), personne n’a encore remarqué que l’argument central du livre-culte de Carol Gilligan (Une voix différente, 2008) repose sur le dilemme éthique d’un homme cherchant désespérément comment se procurer un médicament seul capable d’assurer la survie de sa femme, mais au-dessus de ses moyens: outre la dérive sentimentaliste qui évite de poser en termes politiques les questions relatives à l’assurance maladie, cette fiction d’un médicament merveilleux – forcément hors de prix puisque il est miraculeux – relève plus d’une propagande médico-pharmaceutique de mauvais aloi que de quelque réflexion rigoureuse que ce soit…
- L’essentiel de la propagande féministe, fût-elle d’inspiration universitaire, s’effondre si l’on s’écarte du postulat que la contraception médicalisée, si caricaturalement machiste dans son inspiration comme dans son principe, aurait représenté une “émancipation” pour les femmes.
- Même remarque que pour la pilule: le salariat des femmes a été, avec le recrutement massif de travailleurs étrangers, le fer de lance du développement capitaliste moderne. Mais il ne faut pas le dire…