Schtroumpf Bigleux en service pour le Diplo : la « vieille Taupe » version post-moderne.

Sous la signature d’un certain Quentin Ravelli, Le Monde Diplomatique (jan. 2015) a publié un article intitulé “Les dessous de l’industrie pharmaceutique”, qui résume une enquête de quatre ans menée dans le cadre d’un doctorat en sociologie.

Entre autres inepties, cet article établit une continuité entre l’affaire Stalinon (qui remonte à la deuxième moitié des années 1950) et les scandales pharmaceutiques actuels: c’est le point de départ de la critique que j’ai adressée au journal.


Lorsque l’affaire Stalinon éclata, au milieu des années 1950, la France à elle seule comptait environ… 1 800 (mille huit cents) laboratoires pharmaceutiques1. Cette affaire a entraîné deux évolutions législatives majeures (ordonnance du 04/02/59 et décret du 30/05/60), les dernières significatives avant le développement, à partir de 1965 (directive CEE/65/65), d’une réglementation européenne profuse qui sera elle-même fortement influencée par l’International Conference on Harmonization (ICH), génératrice de recommandations par centaines. C’est donc faire preuve d’une sidérante ignorance historique, législative et technique que de crédibiliser une continuité de pratiques (« cette situation est loin d’être nouvelle ») entre la démesure actuelle du technico-réglementaire pharmaceutique et l’époque où des médicaments pouvaient, comme le Stalinon, sortir « d’une buanderie »2 pour voir leur visa accordé après un examen relativement sommaire (quoique l’administration française passât, à cette époque, pour l’une des plus sourcilleuses3) ; c’est expliquer les problèmes actuels de Peugeot par la structuration de l’industrie automobile au début du 20e siècle, quand notre pays comptait plus de 150 constructeurs… C’est pourtant le niveau d’analyse sélectionné par Le Monde Diplomatique pour affranchir le lecteur quant aux « dessous de l’industrie pharmaceutique » (janv. 2015).

La même désinvolture ignare conduit votre collaborateur à ne pas noter qu’en cette affaire fondatrice, les juges, en revanche, avaient su taper lourd (prison ferme) et rapidement (en moins de quatre ans), au contraire des contemporains qui, loin d’affectionner les qualifications « d’homicides volontaires » comme il le prétend sans preuve, tendent plutôt à collectionner les non-lieux ou les relaxes après des instructions le plus souvent interminables. Ayant été en charge, entre autres, de la principale expertise dans l’instruction pénale concernant la cérivastatine (qui a débouché sur un lamentable non-lieu), je n’ai pas le souvenir que « la question de l’indépendance des essais cliniques » y ait été traitée comme centrale – bien au contraire : on y pointait plutôt les « experts prisonniers de leur propre compétence » qui ont si aisément mené votre collaborateur en bateau. D’autre part, la jurisprudence Distilbène, à laquelle je crois avoir significativement contribué, est pour l’instant d’ordre civil : bonjour pour la qualification « d’homicide volontaire »… Quant à l’instruction pénale censée concerner Vioxx, je brûle d’en avoir des nouvelles fraîches… Au Monde Diplomatique, la bonne conscience journalistique transcende les catégories sinon classiques de l’information : le vrai et le faux, par exemple…

À côté de ces erreurs grossières, on chercherait en vain la moindre profondeur de vue, et même la moindre compréhension, qui aillent au-delà d’anecdotes isolées, même pas piquantes mais à quoi semble se résumer l’expérience de terrain acquise par votre collaborateur au terme de quatre années d’enquête. Ne lui en déplaise, ce ne sont pas les chefs de produit qui décident des nouvelles indications, tandis qu’une erreur d’indication dans un essai clinique n’a qu’un lointain rapport avec un problème de « logique ». On attend également des exemples convaincants de ces valeureux salariés appliqués à imposer contre leurs dirigeants « leurs propres conceptions du médicament » (lesquelles, au fait ?) au lieu de les soutenir dans les magouilles classiques autour des menaces de licenciement.

Que dire de ces intraitables médecins « de plus en plus critiques au point de fermer leurs portes aux visiteurs médicaux », mais apparemment incapables de résister à leurs imbéciles de patients « sous la pression » desquels ils sont bien obligés de prescrire des antibiotiques – aux frais de la solidarité nationale ? Bien malin, le lecteur du Diplo qui comprendra dès lors pourquoi, pourtant l’un des rares pays où quasiment aucun antibiotique n’est en vente libre, la France est aussi celui où la surconsommation est la plus forte. Bien futé s’il reconstitue tout seul que la contraction du nombre de visiteurs médicaux ne tient pas à une résistance farouche des prescripteurs, mais : i) à la politique de fusions-acquisitions qui a fait rage dans le milieu depuis une vingtaine d’années (et sur les conséquences desquelles l’article est strictement muet) ; ii) à la mise en œuvre de techniques promotionnelles exploitant cette fois les plus hautes autorités de l’État, via par exemple des mesures incitatives (voire coercitives) à destination des professionnels de santé, ou encore des « plans cancers » endossés par les présidents de la République en personne…

Il doit falloir aux brillants « sociologues » cultivés par le Diplo plus qu’une enquête de « quatre ans » pour comprendre – et faire comprendre – par quoi la recherche de nouveaux antibiotiques a été remplacée, et pourquoi ; ou encore pourquoi le meilleur moyen de s’informer sur la réforme des études de pharmacie (passée bien inaperçue) est de s’inscrire aux séminaires organisés sur ce thème par le LEEM (le syndicat des firmes) ; ou encore pourquoi, d’un bout à l’autre de la France et sous des signatures différentes (d’experts tous « prisonniers de leur propre compétence »), on peut trouver les mêmes rapports d’expertise judiciaire – parfois au mot près et jusqu’aux mêmes erreurs près. Tous « dessous » certainement plus affriolants pour le lecteur du Diplo que les sempiternelles histoires de petits fours ou les tableaux émouvants du brave technicien luttant contre ses infâmes patrons.

Concentré d’erreurs matérielles (quatre ans n’ont pas suffi à votre collaborateur pour connaître les règles de base qui gouvernent l’usage de la majuscule dans la dénomination des médicaments…), d’anecdotes dépourvues du moindre intérêt (on trouve aujourd’hui « les petits fours » à n’importe quel raout de la plus modeste entreprise ou de la plus humble administration – évolution qui, soit dit en passant, appellerait un minimum d’analyse « sociologique »), de rapprochements incongrus ou de mystifications grotesques transmuées en pseudo-révélations par un auteur qui n’y comprend manifestement rien, cet article est d’abord un reflet effrayant du niveau d’études et de recherche désormais toléré dans l’Université française. Outre par une inculture abyssale et un manque de méthode consternant (vérification, croisement, hiérarchisation des sources) chez quelqu’un qui se prévaut désormais du titre universitaire jadis prestigieux de « Docteur », c’est aussi par l’incongruité de la spécialité revendiquée que cet article choque : il faut n’avoir peur de rien pour qualifier de « sociologique » une enquête censément crédibilisée par un travail « de terrain » peut-être, mais resté au ras des pâquerettes et dont le périmètre n’a jamais dépassé les limites du modeste parterre où l’auteur s’est plu à deviser avec le seul expert et les trois (quatre ?) salariés qu’il ait rencontrés.

Toujours d’un point de vue de critique « sociologique », on aimerait en savoir plus sur le réseau relationnel ouvrant – et si largement – les colonnes en principe prestigieuses du Diplo à un travail qui, naguère encore, n’aurait pas franchi les limites du mémoire de maîtrise et qui tient plus de la Belle Histoire que de quelque enquête que ce soit : des experts « prisonniers de leur propre compétence » (et pas des escrocs sélectionnés sur leur nullité), des prescripteurs qui se battent pied à pied (au lieu de profiter d’une corruption systémique), une administration qui fait de son mieux (avec l’aide des experts susmentionnés) mais qui manque de moyens (lutte contre les déficits oblige…), des magistrats qui résistent (des noms ! des noms !), des commerciaux supposés régner sur les essais cliniques (dont ils confient l’organisation et le suivi aux experts pourtant « prisonniers de leur propre compétence ») et sur les nouvelles indications (pourtant octroyées sur recommandation de commissions réunissant les mêmes experts)…

On ne manque pas de s’interroger quant à l’obstination bornée avec laquelle, pourtant toujours prompt à donner des leçons de journalisme4, Le Monde Diplomatique se complaît à colporter les pires mièvreries sur l’instance actuellement la plus active dans la tragique inversion du pacte social qui, via en l’espèce les cotisations d’assurance maladie et de mutuelles, rançonne les pauvres au profit des rentiers. Que ce soit par leur conformisme déguisé en contestation convenue (janv. 2004), par leurs erreurs matérielles démasquant une totale ignorance du milieu (oct. 2003), voire par leurs falsifications ou manipulations accablantes (sept. 2009, juin 2014), pas un des articles consacrés à la pharmacie industrielle par le Diplo depuis plus de dix ans n’aura été de nature à troubler Big Pharma, bien au contraire. La dernière preuve ? S’il faut en croire Serge Halimi soi-même (février 2015), l’achat de vaccins serait une priorité actuelle de la Grèce, au terme d’une analyse pharmaco-économique que ne renierait pas Le Quotidien du médecin, laissant dans l’ombre les circonstances qui, en l’espace de 25 ans, ont conduit l’industrie pharmaceutique à décupler sa rentabilité via, justement, le secteur vaccinal. La propagande, c’est ça, et les Chiens de garde5 ne sont pas toujours chez les autres… Certes et comme le soutenait récemment Manière de voir (oct-nov. 2014), « penser est un sport de combat », mais le Diplo semble avoir regrettablement négligé sa préparation physique avant de s’y adonner.

Pour conclure sur une morale digne des Belles Histoires où se complaît le Diplo dès qu’il s’agit de médecine ou de pharmacie, on espère que le chevalier vaillant, mais « prisonnier de sa propre compétence » et qui a servi d’informateur si précieux à votre collaborateur, va rencontrer la princesse (une « visiteuse médicale » militante des Indignés ?) qui le délivrera, qu’ils vivront heureux ensemble et qu’ils auront beaucoup d’enfants – lesquels pourront tous s’abonner au Diplo. Dans l’entre temps, par solidarité et pour reprendre un slogan à la mode, nous sommes TOUS prisonniers de notre propre compétence – à l’exception de Quentin Ravelli dont personne ne contestera qu’il a bien mérité une libération anticipée.

Car, après tout, même dans la jurisprudence fantastique popularisée par le Diplo, on n’a encore jamais vu un aveugle sanctionné pour avoir prétendu reluquer « les dessous » de qui que ce soit.

Post-Scriptum du 07/06/15

Si j’en crois la rédaction du Diplo, mon texte a été transmis à l’auteur dès réception (c’est-à-dire depuis 4 mois à la date du présent post-scriptum): comme prévisible, ce dernier n’a pas cru bon réagir.

En revanche et malgré l’abyssale vacuité dont témoigne son article inutilement fleuve6, l’auteur semble faire une belle carrière dans les médias avec, en un temps record, la publication d’un livre aux éditions du Seuil (La stratégie de la bactérie, la participation à un ouvrage collectif (Les travailleurs du médicament, aux éditions Érès), une émission de 55 min sur France Culture – j’en passe, dans doute, et des meilleures…

Tout ça, répétons-le, en l’honneur d’un travail dont la consternante superficialité saute aux yeux à chaque paragraphe ou presque, et qui fournit “un reflet effrayant du niveau d’études et de recherche désormais toléré dans l’Université française”.

“L’information” des Epsilon Moins par les Delta Plus est bien rodée, désormais… On murmure qu’avec le soutien affiché de Hollande, Madame Belkacem (elle-même repérée depuis longtemps comme Delta prometteuse) travaille à une bokanovskification encore plus radicale.

  1. Ch. Bonah. L’affaire du Stalinon et ses conséquences réglementaires, 1954-59. La Revue du Praticien, 2007; 57: 1501-5.
  2. L’expression avait été employée par la presse professionnelle à l’époque du procès.
  3. “Stalinon”: a therapeutic disaster. BMJ 1958 (March), 515.
  4. C. Riva. Le «Diplo» fait le lit de «Big Pharma», SEPT. info, 09/07/14.
  5. S. Halimi. Les nouveaux chiens de garde. Liber, 2005.
  6. La capacité de contracter un texte ne fait plus partie des compétences normalement acquises dès le Collège…