Le procès de la Faute-sur-Mer1 permet de renouveler l’éclairage sur les problèmes d’expertise et de réglementation auxquels sont consacrés nombre d’articles du présent site.
Table des matières
Exposé du problème
Mes visiteurs fidèles savent que je ne sacrifie pas à la démagogie contemporaine qui consiste à dénigrer l’expertise par principe. Certes, il y existe des pseudo-experts, voire des escrocs – et on ne se gêne pas, ici, pour les brocarder quand il y a lieu –, mais il n’empêche que, confronté à la nécessité d’une intervention risquant de lui faire perdre la vue ou l’audition, n’importe lequel d’entre nous s’appliquera à rechercher un chirurgien réputé avoir un minimum d’« expertise » dans le domaine – à savoir une maîtrise si possible supérieure à la moyenne2. Inversement, il suffit d’aller consulter l’article « Vaccination » sur le site français de Wikipédia pour prendre la mesure du risque inhérent au rejet a priori de l’expertise – à savoir la culture du n’importe quoi qui, demandez-vous pourquoi, finit toujours par retomber dans le marais nauséabond des idées reçues : en l’espèce, je n’aperçois aucun fabricant, même des pires vaccins, qui soit susceptible de se trouver significativement indisposé par une contribution aussi nulle…
Les mêmes visiteurs connaissent également mon intransigeance – d’ailleurs connexe – concernant le préalable de la compétence : ils pourraient donc s’étonner de me voir aborder aujourd’hui des questions tenant à la météorologie et à l’urbanisme, sur lesquelles je ne prétends à aucune expertise, ni même à aucun savoir tant soit peu significatif. Cependant – et je l’ai toujours soutenu – :
- le prérequis de l’expertise ne doit pas servir de prétexte pour priver les citoyens de leur pouvoir de constat : en l’occurrence, vingt-neuf de nos concitoyens – dont plusieurs enfants – sont morts dans des conditions atroces en l’espace d’une petite nuit, et ça doit valoir le coup de se demander comment c’est possible ;
- n’intervenir publiquement que sur quoi on peut fournir les preuves d’une réelle expertise limite nécessairement et la portée du propos, et le public susceptible d’y trouver un certain intérêt : pour contrôler ce risque d’hyperspécialisation et apporter une contribution au débat démocratique, ma critique de l’existant, bien qu’appliquée essentiellement aux problèmes de santé, s’efforce de faire apparaître les grandes lignes de forces que l’on peut ensuite retrouver en bien d’autres contextes, au titre de ce que j’ai proposé d’appeler « les invariants des scandales contemporains ».
C’est donc dans à la lumière de ces invariants que je me propose de faire une brève lecture du procès qui s’est déroulé en septembre-octobre 2014.
Expertise et décision
Au contraire de ce qui se dit à peu près partout, il n’est pas exact que nous vivions dans « une dictature des experts » (ne serait-ce que parce, sur un problème donné, qu’il n’y a jamais unanimité « des » experts3) : les décideurs – magistrats (expertise judiciaire), gouvernants ou parlementaires (expertise « politique ») – aiment à se cacher derrière l’expertise pour court-circuiter le débat démocratique et à dissimuler la dimension politique de leurs arrêts derrière une pseudo-contrainte technico-scientifique (there is no alternative). Mais que, pour une fois, l’analyse technique soit susceptible de contrarier leur volonté, et ils n’auront aucun scrupule à traiter les experts comme quantité négligeable.
J’ai déjà eu l’occasion d’illustrer ce point avec la réévaluation des médicaments anti-Alzheimer, dont Xavier Bertrand (ce ministre tellement vanté pour son « honnêteté » par l’omnisciente Irène Frachon) avait par avance disqualifié les conclusions pourtant facilement prévisibles en annonçant qu’elles ne changeraient strictement rien à sa honteuse politique de remboursement… Le maire de la Faute-sur-Mer – qui, à la différence de l’ex-ministre, a plaidé la sub-débilité – nous a en fourni une autre illustration – avec une ingénuité bien digne du quotient intellectuel qu’il revendique aujourd’hui : décidé à poursuivre sa politique d’urbanisation malgré les mises en garde qui lui étaient adressées par les représentant de l’État concernant les risques d’inondation, il aurait prétendu n’avoir pas à plier devant des « technocrates » (Libération, 16/08/2014).
Il faut croire que la vérité sort parfois de la bouche des « débiles », car nous avons grâce à celui-là une superbe formule permettant, à elle seule, de récapituler l’essentiel de l’hypocrisie moderne en matière d’expertise : pour un décideur, sont « experts » tous les techniciens4 qui le confortent dans ses décisions, tandis que ceux qui tendraient à le contrarier ne sont que de vulgaires « technocrates ».
Gardez bien en tête cette équation de nature à clarifier de nombreux débats contemporains.
Respect de la loi et de la réglementation
Je l’ai également soutenu et en ai fourni maints exemples : la législation et la réglementation actuelles légitiment leur inépuisable profusion de leur inefficacité chronique, l’ingérabilité d’une telle profusion justifiant ensuite les plus inimaginables passe-droits.
En l’espèce – et sans prétendre à la moindre analyse experte du droit de la construction ou de l’urbanisme dont presque tout citoyen a quand même une petite expérience personnelle – il est patent qu’un corpus législatif, administratif et jurisprudentiel considérable n’a pas empêché la mort de 29 personnes en une seule nuit, dans des conditions atroces dont on aurait pu penser qu’elles étaient l’apanage de pays lointains et peu développés5. Sous réserve de ce qu’en diront les instances d’appel et de cassation et nonobstant mon incompétence assumée sur le fond, les motivations du premier jugement sur les risques de la décentralisation me sont apparues d’une lucidité assez convaincante6.
Conflits d’intérêts
Je passe rapidement sur cet aspect qui semble aller de soi : à partir du moment où l’adjointe au maire supposée donner un avis sur les demandes de permis de construire a un intérêt personnel à ce qu’ils soient accordés, il n’est pas bien sorcier d’anticiper des dérapages.
La seule chose qui pourrait « surprendre », c’est que de tels conflits d’intérêts soient si difficiles à contrecarrer et que, une fois le drame arrivé, les avocats de l’intéressée n’aient pas d’argument plus convaincant que son sens moral présumé (Le Parisien, 08/10/14) : c’est un bouleversement judiciaire à la mesure du QI moyen de l’époque de soutenir qu’il ne peut y avoir ni crime ni délit à partir du moment où l’on présume les gens honnêtes… On en revient à la question précédente de la réglementation, de son inspiration et de sa portée.
L’impunité par principe
Alors que la sévérité des peines infligées en première instance était assez prévisible7, elles ont suscité un tollé chez les élus : notamment par la voix quand même considérable de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), les homologues du maire de la Faute-sur-Mer s’en sont vivement émus.
Comme avec les avocats d’une des prévenues (cf. ci-dessus), on relèvera une fois encore la remarquable débilité de l’argument brandi, puisqu’il faudrait tirer de cette histoire abominable qu’il y aurait contradiction entre le nécessaire développement des communes et le fameux « principe de précaution » (Lyon Capitale, 12/12/14) – qui a décidément bon dos : ce qui s’est passé ne serait pas le résultat – pour une fois salutairement spectaculaire – de magouilles sinon sempiternelles dans le contexte d’une Chose publique gangrenée par d’inconcevables voracités personnelles, mais l’incarnation d’une lutte glorieuse entre la vision de Grands Leaders locaux et l’increvable immobilisme des beaufs comme vous et moi qui ont l’inconscience de s’indigner…
On a déjà entendu ça en de multiples occasions, notamment chez les prédateurs de la santé. Mais hormis cette perversité argumentative, la réaction des élus n’est pas sans nous rappeler celle, non moins outrée, des psychiatres en ce jour fameux où l’une d’entre eux s’est vue condamnée pour avoir laissé en liberté un schizophrène qui s’est révélé meurtrier (Le Figaro, 18/12/12)8. De même qu’aujourd’hui, les pires tyranneaux locaux ne craignent pas de dénoncer les failles d’une réglementation dans lesquelles ils savent pourtant si bien se faufiler au jour le jour de la vie municipale ou départementale, les psychiatres – pour une fois unanimes – se mettaient soudain à clamer urbi et orbi que leur spécialité n’était PAS une science exacte et qu’en conséquence, on n’allait quand même pas condamner l’une des leurs pour une possible insuffisance de diagnostic ! Or, que la psychiatrie ne fût pas une science exacte (ni même une science), nous étions quelques-uns à l’avoir toujours su et à le proclamer avec énergie : sauf que nos principaux adversaires, en pareille espèce, n’avaient jamais été autres que ces psychiatres depuis sidérés par la sanction d’une des leurs, alors que, de mémoire, ils n’ont jamais péché par excès de doute cartésien au jour le jour de leurs « expertises », qu’elles soient destinées à justifier une hospitalisation d’office, des soins sous contrainte, une tutelle ou une curatelle, un droit de garde ou encore à disqualifier comme pathologique la quérulence d’un justiciable. Sachant de plus que la psychiatrie porte à son extrême la confusion dénoncée plus haut entre « expertise » et « décision », et que l’inquiétant pouvoir d’une profession dont la crédibilité est pourtant plus qu’incertaine tient énormément à cette scandaleuse confusion.
La morale de ces histoires est fort simple, et peut elle aussi tenir en une formule très synthétique : ceux-là qui assoient leur statut (et, le plus souvent, leur fortune) sur un pouvoir de décision exorbitant ont mauvaise grâce à plaider l’impunité en s’inventant a posteriori des limites (réglementaires ou épistémologiques) qu’ils s’ingénient d’habitude à ignorer.
Post-Scriptum du 31/12/14
Quarante-huit heures auront suffi pour confirmer, par l’exemple (et sans le moindre effort de recherche exhaustive), la densité, la fréquence et l’ubiquité de ce qui mérite décidément bien le nom “d’invariants”.
Expertise et décision
En annulant l’interdiction des feux de cheminée en Ile-de-France, sans autre justification que son bon vouloir et son incorrigible démagogie, Ségolène Royal a donné une nouvelle preuve – éclatante – de l’absolutisme dont peuvent faire preuve les décideurs à l’encontre des expertises qui n’ont pas l’heur de leur convenir. Elle s’est même payé de luxe d’élargir le registre terminologique des décideurs quand ils sont en délicatesse avec les experts : alors que le maire de la Faute-sur-Mer avait dénoncé les “technocrates” (cf. ci-dessus), la ministre de l’écologie a été encore plus expéditive, en se contentant de dénigrer comme évidemment “ridicules” les expertises dont on avait cru comprendre, quand même, qu’elles tenaient lesdits feux comme responsables du quart de la pollution due aux particules fines. Certes, le premier aime à se présenter désormais comme sub-débile, mais on ne sache pas que la seconde se soit jamais distinguée par la profondeur, la finesse ou la pertinence de ses analyses, qu’elles soient techniques ou politiques… N’importe: pour l’heure, c’est ELLE qui décide – elle ne s’appelle pas Royal pour rien9.
Respect de la loi et de la réglementation
Avant même toute enquête, il n’a fallu que quelques heures pour découvrir que le ferry italien qui a pris feu près des côtes grecques, en date du 28/12/14 : i) avait fait l’objet d’une inspection récente qui avait relevé un défaut au niveau d’une porte coupe-feu (peut-être bien celle par laquelle l’incendie s’est propagé); ii) était en nette surcharge; iii) avait embarqué une proportion plus que significative de passagers “clandestins” – entendez: non répertoriés dans la liste d’embarquement; iv) employait un équipage (peut-être de plombiers polonais?) dont pas un seul n’avait la moindre notion de la moindre consigne de sécurité en cas d’accident.
Toutes deux membres de notre chère Communauté européenne et précisément à ce titre, l’Italie et la Grèce ploient néanmoins sous un fardeau ubuesque de lois, réglementations, normes et procédures – évidemment arrêtées au terme d’un processus implacablement démocratique, épuré du moindre conflit d’intérêts ou de toute influence lobbyiste, et destiné, pour tout dire, au bonheur et à la libre circulation des citoyens: en attendant qu’on retrouve leur nom peut-être un jour, les noyés de l’Adriatique peuvent dire merci à Jean Monnet et autres Jacques Delors.
- Ce procès fait suite au drame survenu dans un lotissement vendéen construit en zone inondable, où le passage de la tempête Xynthia, en février 2010, s’est soldé par 29 décès sur la durée d’une seule nuit.
- C’est-à-dire le contraire de l’axiologie portée par Internet, où n’importe quel sous-moyen peut envahir l’espace public – parfois avec un étonnant succès de réception – en parlant en toute impunité de tout et n’importe quoi…
- Nonobstant la formule aussi magique que classique : « tous les experts pensent que (…) ».
- Le mot « technicien » est ici emprunté au Code de procédure civile qui, sauf erreur de lecture, ne désigne jamais l’expert judiciaire que comme « technicien ».
- On rappelle à ce sujet que depuis cette catastrophe, sont survenus de nombreux autres drames d’inondations ou de coulées de boue dont, jusqu’à récemment, on n’avait pas l’impression qu’ils pouvaient accéder à une certaine régularité sous nos latitudes.
- À ceci près que, comme illustré par l’Agence européenne du médicament, les risques d’une centralisation ne sont pas moindres…
- Cette sévérité était parfaitement prévisible (je l’avais anticipée devant mes étudiants) au titre, au moins, des gesticulations qui visent classiquement à rassurer le Bon Peuple en pareille occurrence et dont Xynthia a donné d’autres exemples (à commencer par la précipitation avec laquelle certaines habitations ont été condamnées à la destruction au terme « d’expertises » contre lesquelles j’avais également mis en garde mes étudiants de l’époque). Il sera intéressant de voir si elle se voit finalement confirmée ou si, moyennant d’éventuelles mises en scène anodines, l’affaire s’achèvera sur un autre invariant : l’impunité des responsables.
- De mémoire et sauf erreur, on attend là encore la décision d’appel.
- Sachant que, en plus, elle a fait l’ENA: c’est vous dire…