Il y a une histoire qui m’amuse toujours beaucoup : c’est celle des deux femmes qui se croisent en sortant de chez le pédiatre. La première, l’air soucieux, dit en montrant son gamin : « Le Docteur a dit qu’il faisait son Œdipe ». Les deux commères se regardent avec perplexité, avant que la seconde ne déclare en guise d’épilogue : « Tout ça, c’est pas grave. Le principal, c’est qu’il aime bien sa Maman »… La morale, c’est que même avec un coach en développement personnel, il est parfois difficile d’ignorer le discours de l’inconscient quand il s’affiche avec une telle évidence…
J’avais cette histoire en tête en rédigeant mon chapitre « Babar ou l’œdipe contourné ». Depuis, en feuilletant les vieux manuscrits d’où ce chapitre est sorti, je retrouve une partie que j’avais négligée, laquelle concerne une suite du premier album, intitulée « Le Voyage de Babar ». Rappelons donc que dans cette histoire dont le succès ne s’est pas démenti depuis quelque 90 ans, tout est mis en œuvre pour dispenser le héros d’affronter l’exigence de triangulation : admettre que, d’une façon ou d’une autre, il faut toujours un père pour que naissent des bébés…
De retour chez lui où il a tout conquis sans rien mériter, Babar trouve le pays à feu et à sang. À la suite d’une farce idiote (on a remplacé un de ses cigares par un pétard), Rataxès, le chef des rhinocéros, fait une guerre « atroce » aux malheureux éléphants, et le royaume de Babar n’est plus qu’une infirmerie en comparaison de quoi les hôpitaux de Verdun ne sont qu’une mise en scène pour Enfants de Marie : « La vrai guerre, c’est dangereux » commente sentencieusement l’auteur…
« Ne perdons pas courage » déclare, avec un à-propos tout napoléonien, Babar qui part sur le champ reconstituer une armée avec « quelques soldats guéris » : ce n’est certes pas « la Grande Armée », mais « une grande bataille se prépare », tandis que les rhinocéros, sûrs de leur victoire, s’apprêtent à « tirer les oreilles du jeune Babar ». Tant qu’il ne s’agit que des oreilles : on avait vu plus sauvage en Afrique noire, en Indochine ou en Algérie…
Intellectuellement inépuisable, Babar « a une bonne idée : il déguise ses soldats » en leur peignant « la queue en rouge et, près de la queue, de gros yeux effrayants ».
Le jour de la bataille, « au bon moment, les éléphants déguisés sortent de leur cachette ». « Les rhinocéros croient voir des monstres, ils sont terrifiés et s’enfuient en désordre ».
Moralité : « Le roi Babar est un grand général » et les chefs des rhinocéros sont faits prisonniers : « honteux, ils baissent la tête ».
Dans les vidéos de National Geographic, on trouve pas mal d’affrontements incongrus entre animaux de diverses espèces, mais je n’ai pas souvenir d’en avoir vu une montrant un rhinocéros triompher d’un éléphant. De toute façon, je peine à me représenter sereinement un organe magnifiquement érigé pris de panique au point de débander devant de bonnes fesses rondes pourtant offertes sans la moindre pudeur…
Gageons, en tout cas, que ce n’est pas sur cette histoire que le jeune lecteur de Babar rattrapera le temps perdu à percevoir la différence des sexes et à comprendre qui, de Papa ou de Maman, est supposé rentrer dans qui.